15 Un voyage de LOrient à Rome au XIXe siècle. Les contes de Saint-Tugdual.
Deux écrits de François Jegou, l’un portant sur : 15.1 Un voyage de Rome au XIXème siècle, l’autre sur: 15.2 Les contes de Saint-Tugdual
15.1 Un voyage de LOrient à Rome au XIXème siècle
Un voyage de Rome n’avait cessé d’être depuis plusieurs années l’objet de nos secrets désirs. Sans qu’il eut été cependant, jusqu’en 1875, nous n’avions jamais formé de projet sérieux à ce sujet. Et lorsque le 2 avril de cette année j’eus le malheur de me casser la jambe, il ne pouvait venir à ma pensée que j’entreprendrais moins de six mois après cet accident ce célèbre, mais lointain et dispendieux pélerinage.
Dès le commencement de janvier 1875, Louise et moi, nous eûmes par M. Hormel, recteur de Guérande avec lequel nous avons conservé et entretenu d’excellentes et flatteuses relations ; nous fûmes avisés d’un projet de pélerinage à Rome qui allait s’organiser sous les auspices de l’évêque de Nantes. Ma femme ayant manifesté le désir de faire partie du pieux voyage, j’accédai facilement à ce vœu ; mais par raison d’économie je déclarai que je ne pourrai l’accompagner. Ce pélerinage de nantais devait s’effectuer au mois de juin. L’accident du 2 avril étant survenu, ma femme devait renoncer au voyage lorsque nous apprîmes que l’exécution du projet était remise au mois de septembre suivant, à cause de la température qui est insupportable à Rome pendant l’été.
Au mois de juillet, ma correspondance de Guérande vint remettre sur le tapis la question du pèlerinage (…) Il fut décidé que Louise partirait : quant à moi, il me semblait que je ne pouvais raisonnablement bouger , je marchais encore péniblement avec des béquilles. Mais bientôt ma santé s’améliorant sensiblement et les docteurs Fatou et Jaquelor m’affirmèrent qu’un long voyage en Italie, loin de me nuire ne pourrait qu’achever plus promptement de me rétablir.
D’un autre côté nos familles me pressant d’accompagner ma femme, et de ne pas négliger un voyage qui convenait tant à mes goûts , je me décidai, après bien des hésitations entretenues par la sérieuse question d’argent, à me faire inscrire comme pèlerin nantais. J’adressai dès le premiers jours de juin 170 francs à M. Mazeau libraire à Nantes pour 2 places de 2e classe de Nantes à Modène, aller et retour. Quelques jours après M. le Curé de Guérande m’informe que le train du pèlerin , départ de Nantes fixé au lundi 27 juin midi 15 minutes était organisé, que notre place était marquée pour le premier wagon, 2e compartiment où il avait la sienne avec d’autres guérandais. Le premier compartiment me disait-il était destiné au général Cléret de Langavan et sa famille.
Le sort en était jeté, nous allions voir Rome. J’arrange mon budget de voyage, je réunis les fonds nécessaires et ma femme s’occupe de la garde-robe. D’abord on décide que nous n’emporterons qu’une seule malle avec un sac de voyage. La malle serait chargée aux bagages et le sac nous suivrait. On fait chez Martin, galerie du commerce l’acquisition d’une excellente caisse de dame. Ce meuble apporté chez nous, Louise rassemble mes effets et les siens pour le garnir, lorsque nous apprenons que les pélerins n’auront droit en France à aucune franchise pour leurs bagages, qu’ils auraient à en payer le transport comme pour les articles de messagerie en voyage, qu’en Italie on appliquerait le même système.
Outre l’embarras d’enregistrer et de retirer les colis dans les gares, il y avait là une intéressante question de frais à prendre en considération. Louise change ses batteries : elle fait reprendre chez Martin la grande caisse de voyage et achète chez lui une valise à porter à la main, avec serrure et courroies. Nous possédions déjà un petit meuble du même genre. Louise réunit dans ces deux valises et dans le sac de voyage tout ce qui allait être strictement nécessaire , sans omettre l’habit de cérémonie et la robe de soie exigée pour les audiences du Vatican, et nous décidons que nous transporterions nous-même de wagon en wagon et de gîte en gîte ces trois colis dont le poids réuni faisait encore le chiffre respectable d’environ 35 kilogrammes.
Tout étant ainsi disposé, nous quittons Lorient le dimanche 25 septembre à une heure 15 du soir et à 7 heures nous arrivâmes à Nantes, hôtel de Bretagne.
En chemin nous rencontrâmes à Sainte-Anne M. et Mme Louis Marsille qui prirent le train dans notre compartiment, également à destination de Rome. M Marchesse, secrétaire en chef de la mairie de Lorient était aussi des nôtres. Mlle Eléonor et sa nièce Mlle Eugénie Gourmelin parties la veille pour Nantes devaient se joindre au pèlerinage d’Italie. Sept Lorientais faisaient donc partie des pèlerins nantais. A l’hôtel de Bretagne nous trouvâmes à table un certain nombre d’ecclésiastiques que nous prîmes pour des pèlerins. D’autres voyageurs survinrent entre autres M. Jalliver de Vannes et sa mère. Il entra en conversation avec un vieux prêtre vendéen, son voisin de table et lui parla de l’Italie, de Rome et du pape en homme qui avait fréquenté ces lieux et le palais du Saint-Père.
Tout cela débité dans un ton très jovial intéressait vivement le bon curé. Le dîner fini, M. Jalliver se lève en disant : maintenant je vais fumer une vieille pipe, bonsoir. Un instant, je ne vous lâche pas comme cela dit le curé. Je vois que vous connaissez un terrain qui m’est complètement inconnu. Nous nous reverrons puisque vous êtes du pèlerinage. Nous ? Répliqua en riant M. Jalliver. Je vous abandonne à votre malheureux sort. Je ne veux m’occuper que de ma personne et de ma bonne fée Mée, dit-il en parlant de sa mère . Débrouillez-vous de là comme vous pourrez. Là-dessus il tourna le dos au curé visiblement déconcerté de cette singulière boutade. Mais nous retrouverons M. Jalliver, et sa bonne Mée.
Nous étions encore à table lorsque Mme Perrault et son fils, de Guérande, survinrent. Ils étaient logés dans le même hôtel. Le jeune Linam allait être du pèlerinage. Le lendemain matin, 27, je sors de l’hôtel. J’entre chez un barbier, puis je parcours les rues, me dirigeant du café du libraire Mazeau où je me munis des billets en papier du pèlerinage. Je fais la rencontre de M.M Marsille et Marchette, puis successivement de personnes de ma connaissance. A _ heures Louise me rejoint sur la place Saint-Pierre, puis nous entrons dans la cathédrale pour y entendre la messe des pèlerins qui doit être dite par Monseigneur Thourevier. Les Lorientais sont les premiers rendus, nous nous installons dans la nef du côté de l’épître au premier rang des chaises : bientôt arrive la troupe des pèlerins, et une grande quantité de curieux.
Monseigneur Thourevier arrive entouré d’un nombreux clergé parmi lequel nous distinguons notre curé de Lorient, M. l’abbé Charil qui est chanoine honoraire de la cathédrale de Nantes. L’évêque avant de commencer sa messe fait une chaleureuse allocution aux pèlerins sur le bonheur qu’ils ont de pouvoir aller se prosterner aux pieds de Pie IX et de lui donner des preuves d’amour et de dévouement. Après la messe durant laquelle des cantiques au Sacré Coeur et à Sainte-Anne ont été chantés, chacun sort pour faire les derniers préparatifs de départ. En passant devant la port cochère de l’évêché, nous apercevons M. Charil, nous entrons pour lui faire nos adieux, ce qui eut lieu de sa part avec la plus paternelle cordialité. Louis retourne à l’hôtel de Bretagne. Quant à moi, qui me sentais déjà fatigué de mes courses le matin, je me décidai à déjeuner à l’hôtel de la Duchesse Anne avec M. Marsille et Marchette qui y étaient descendus, cet hôtel étant très rapproché de la gare, tout le monde est content.
Louise arrive avec un groupe de Guérandais, dont quelques-uns étaient arrivés dans la matinée à son hôtel de Bretagne : M. le curé de Guérande, Madame la Comtesse de Beauchaisne; Mesdemoiselles du Martray et de la Plazèche, M. Caillaux, vicaire de Mesquer; M. Boterff, minotier et maire de Nivillac près la Rochebernard, et M. Perraut : nous sommes tous destinés à voyager dans le même compartiment, où prendra place un dixième pèlerin, M. l’abbé de la Tocqanaye de Guérande, prêtre du diocèse de Tours, curé d’une petite paroisse près de Pontevoy, mais qui ne prendra le train qu’à son passage à Tours. Ce groupe de Guérandais s’augmente de quatre autres pèlerins qui doivent prendre place dans le troisième compartiment de notre wagon : M. et Mme Gageot, anciens commerçants à Guérande, Mademoiselle Le Breton, ancienne cuisinière de M. le Comte d’Aigrigny au Pouliguen, et Mademoiselle David, propriétaire des environs d’Ancenis, recommandée à M. l’abbé Hormel.
On s’embarque, il est midi quinze minutes, on se case avec ses bagages, on fait de rapides adieux, la locomotive siffle, le train s’ébranle, nous voilà partis pour Rome !
A peine sortis de la gare, M. le curé de Guérande récite les prières du départ indiquées page cinq du livre des pèlerins, on y ajoute quelques prières pour le Souverain Pontife et pour nos familles et nos amis ; puis on cause, on babille, on est gai, on est content. Les stations, les gares disparaissent , le train traverse un pays splendide, je l’examine avidement, tant j’aime à me repaître la vue des magnificences de la nature. Le jour baisse, on consulte ses provisions de voyage ; elles sont étalées sur les genoux, sur des serviettes ou des journaux, tout est mis en commun, mets et liquides ; et une fois à Tours ( vingt minutes d’arrêt), on ne sort de son wagon que pour se dégourdir les jambes : pas de visite au buffet. A Tours, nous recrutons encore notre dixième pèlerin, M. l’abbé de la Tocquenaye que je connaissais très peu, mais dont je connaissais davantage la famille. On part de Tours. La nuit va venir, on récite les prières du soir. Le sommeil gagne quelques-uns de nous . M.M. Caillaud et Boterff entre autres ; quant à moi, impossible de clore les paupières. A Vierzon, nouvel arrêt de vingt minutes ; on dérange les dormeurs. A Sairnaize, autre affaire, il faut changer de train ; il est minuit trente-cinq et nous avons vingt-huit minutes pour cette désagréable opération.
Enfin on se case de nouveau avec bagages dans des wagons encore plus incommodes que ceux du départ, mais dans la bagarre, Mademoiselle de la Plazède perd un beau manteau de soie garni de jais. Nous roulons sur Lyon où l’on arrive à dix heures du matin. Le jour venu, j’avais consciencieusement examiné le pays que l’on traversait, pays complètement nouveau pour moi qui n’avait jamais dépassé Tours, dans la direction de l’est de la France. Je vois une contrée magnifiquement cultivée, accidentée et boisée ; mais une chose me frappe : les oiseaux sont rares. Pour moi breton habitué au gazouillement des oiseaux et à leurs bandes effarées au passage des trains, je ne vois que de rares volatiles : à M. Caillaud – il n’y a pas de pies en ce pays ?
– Eh non M. Jégou, c’est bien ce que je remarque, je m’applique depuis longtemps, mais sans succès, à découvrir un merle, un geai, une pie, et surtout un nid de pies. Et les plaisanteries de voltiger. A Lyon on déjeune sérieusement dans un restaurant près de la gare, après s’être entendu préalablement avec le fricoteur sur le menu et les prix : précaution excellente en France, mais surtout en Italie, comme j’aurai l’occasion de le faire remarquer. A midi trente-cinq minutes, nous prenons possession d’un train nouveau dont les voitures ne sont pas meilleures et nous roulons sur Ambérieu, Culoz et Chambéry, les yeux braqués jusqu’à la chute du jour, sur le pays qui devient de plus en plus pittoresque à mesure que nous nous éloignons de Lyon.
On arrive à Chambéry à six heures cinquante-cinq minutes , c’est-à-dire après sept heures au méridien de Chambéry qui est à l’est de celui de Paris. La nuit est close depuis longtemps, nous n’avons même pas pu jouir de la vue du lac du Bourget ni de la station d’Aix-les-Bains située sur les bords de ce lac historique. Une fois débarqués avec nos bagages, nous nous empressons de gagner une voiture, un omnibus d’hôtel pour nous conduire à l’hôtel de France qui nous avait été indiqué par M. Marsille et où celui-ci avait par télégramme, retenu une chambre pour le mardi soir 28. Marsille ayant été obligé de différer son départ de Nantes de vingt-quatre heures – un télégramme de Lorient était venu lui annoncer à Nantes qu’un de ses enfants était malade – m’avait cédé sa chambre de Chambéry.
Je m’adresse donc à l’omnibus de l’hôtel de France, mais vainement, on me répond que toute la voiture est retenue : même réponse avec deux ou trois autres voitures qui stationnent à la gare. Nous apprenons que c’est à M. Jolliver que nous devons cette mystification. Ce Monsieur à l’arrivée du train s’est empressé de sortir de la gare et d’arrêter les voitures dont il distribue les places à ses mais ou connaissances. Les commissaires du pèlerinage n’avaient pas prévu la difficulté de loger 150 personnes arrivant à l’improviste, à huit heures du soir dans une ville de quinze mille âmes . Aussi notre embarras fut grand. Enfin, traînant nos paquets, et moi traînant la jambe, nous parvînmes à nous loger, Louise et moi, à l’hôtel de France où il restait une dernière chambre à notre arrivée ; et nos compagnons, dans une auberge voisine où l’on ne devait pas avoir souvent pour clients des ecclésiastiques et des comtesses.
Le lendemain 29 septembre, à cinq heures du matin, nous étions sur pied. Il pleuvait à verse. Impossible de jeter un coup d’oeil sur la ville construite au fond d’une étroite vallée, au pied des Alpes. Nous prenons à la hâte un bol de chocolat et nous gagnons la gare en omnibus. La gare est envahie par les pèlerins, notre groupe de Guérandais se reforme, on monte en wagon, on part. Il pleut toujours et il fait froid. On dit les prières pendant lesquelles le regard cherche à percer la brume pour interroger l’aspect du pays qui semble beau et très pittoresque. La voie ferrée s’engage dans la direction des montagnes dont le sommet est caché par des nuages ; elle côtoie des cours d’eau dont les rives dénudées indiquent que ces cours d’eau, ces rivières sont fréquemment torrentielles. Les habitations, les villages, les bourgs, se succèdent dans ce panorama. Tout cela nous paraît pauvre et cependant les terres cultivées, les prairies et les vignes entourent les lieux habités et courent quelquefois à une grande hauteur les flancs des montagnes presque abruptes.
A la station de Saint-Michel, nous nous trouvons dans un ravin resserré entre de hautes montagnes, au fond duquel coule, parmi d’énormes rochers une rivière ou plutôt un torrent. La petite ville de Saint-Michel , au milieu d’une nature bouleversée a une mine bien triste. Elle est dominée par une petite église assise sur un énorme rocher : ce ne peut être qu’une église dédiée à Saint-Michel. Nous saluâmes Saint-Michel, mon patron, sans oublier que nous étions au jour de sa fête, et moi à l’anniversaire de ma naissance. Madame de Beauchaine qui se nomme aussi Michelle, et moi nous promîmes des largesses à nos compagnons à notre arrivée à Turin. M. l’abbé Caillaud et madame de Beauchaine entonnèrent en l’honneur du grand archange un cantique dont nous reprîmes tous le refrain ; ce pieux concert contribua à nous réchauffer. Le chemin continue : le paysage est toujours de plus en plus grandiose, nous ne regrettons plus notre séjour forcé à Chambéry ; notre voyage n’est qu’une longue admiration d’une nature gigantesque, jusqu’à ce moment la plupart d’entre nous n’avions rien imaginé de pareil : le passage des Alpes en Italie a quelque chose de féérique. Je n’essaierai pas de décrire les émotions que j’en ai ressenti.
Nous arrivons à Modane à dix heures. Nous apercevons sur le quai de la gare des uniformes étrangers. Ce sont des douaniers italiens. Il faut soumettre à leur examen nos malles et nos caisses, nos papiers ou passeports. Toute cette visite se fait promptement, les douaniers italiens se montrent complaisants et polis. Bien des caisses ne sont pas ouvertes sur la simple affirmation qu’elles ne contiennent pas d’articles de commerce, notamment d’objets en corail. Quant aux passeports, même facilité. Personne n’en avait ; on se contente de l’exhibition d’une carte de visite ou même d’une simple adresse de lettre. Après avoir déjeuné au buffet qui est très confortablement tenu, déjeuner qui coûte quatre francs par tête, nous partons pour l’Italie. Il est midi trente heure de Rome, mais à l’heure de Paris il n’est que onze heures quarante trois, l’heure de Rome avançant de quarante sept minutes sur celle de Paris. Et comme Paris avance de vingt-deux minutes sur Lorient, il s’ensuit que nous partons de Modène à onze heures vingt et une, heure de Lorient. Pour la commodité des voyageurs, il y a au buffet de Modène deux cadrans l’un marquant l’heure de Rome, l’autre celle de Paris. Nous réglâmes nos montres à l’heure de Rome.
Cela dura jusqu’à Turin où nous arrivâmes à 5 heures du soir, à l’hôtel central. Après nous être débarbouillés dans nos chambres et avoir commandé notre dîner pour sept heures, nous nous dispersons par la ville qui est fort belle. Mais belle dans le genre moderne, avec des rues tracées au cordeau, larges, des magasins avec devantures et des trottoirs. Quelques rues et certaines places sont bordées de galeries ouvertes, dans le genre de la rue de Rivoli à Paris. Turin a de nombreuses et belles places. Il est possible que ce soit la ville du monde la mieux partagée sous ce rapport. Les palais sont en petit nombre, mais en somme, la ville est bien bâtie. Le dîner nous réunit à une même table. Nous trinquons à la française à la Saint-Michel, et à mes cinquante ans !…Après le dîner, promenade à la clarté du gaz : nous nous rendons sur la belle place du Castello où il y a concert en plein vent. Une fois à Turin, chacun était libre de se diriger en Italie à sa guise. Rendez-vous fut donné aux pèlerins pour le vendredi huit octobre à Rome, à cinq heures du soir, à la confession de Saint-Pierre.
Jusque là chaque pèlerin pouvait disposer de son temps comme bon lui semblerait pour visiter la ville de Turin, Alexandrie, Gênes, Plaisance, Parme, Modène, Bologne, Pistoie, Florence, Naples, Civitta-Vecchia, Livourne, Pise, Padoue, Venise, Vérone, Milan, et les localités intermédiaires selon la faculté accordée aux touristes pour le billet de circulation dont nous allions nous munir. Nous délibérâmes donc sur la tournée à entreprendre. Tout d’abord il fut reconnu que les vingt-six jours que nous avions à passer en Italie ne nous permettraient pas de visiter avec fruit les vingt villes désignées ci-dessus , en tenant compte que nous devions accorder à Rome seulement un séjour de dix jours au moins. Nous nous entendîmes pour ne visiter que Turin, Bologne, Florence, Pise et Rome, Naples, Venise et Milan, et de plus Lorette, Pompéi et la chartreuse de Pavie, lieux célèbres qui ne se trouvaient cependant pas sur notre itinéraire, mais à proximité de Naples, et de Milan.
Cela arrêté, après avoir entendu la messe à l’église et visité à la hâte la cathédrale et le palais royal qui est contigu, nous nous rendîmes à la gare où chacun de nous se munit d’un billet circulaire de deuxième classe pour le prix de 124, 50 et à neuf heures quarante nous prenions le train direct qui nous conduisit à Bologne où nous arrivâmes à l’heure du soir, laissant sur notre route et sans nous y arrêter Alexandrie, Plaisance, Parme et Modène, villes intéressantes sans doute et dans un pays admirablement cultivé et planté de vignes , mais où nous ne pouvions descendre sans gaspiller un temps précieux.
A Bologne, nous allions éprouver pour la première fois un des soucis les plus sérieux des voyages. A quel hôtel descendre ? Nous étions sans renseignements sous ce rapport, et d’un autre côté nous savions qu’il faut en Italie ne s’engager qu’avec prudence dans un hôtel. Nous voilà donc sur le quai de la gare avec nos paquets. Nous sommes aussitôt assaillis nue nuée de Farchini ( commissionnaires ) et de garçons d’hôtel. L’un de ceux-ci nous harcèle avec plus de ténacité que les autres, nous promettant monts et merveilles. » Venez-voir mon hôtel » nous disait-il en baragouin italien et français, il est à cinq minutes de la gare, vous vous y trouverez bien : bonnes chambres, bonne cuisine, bon marché. »
On se décide à aller visiter ledit hôtel : M.M. Gorgeot, de la Torcquenaye et Caillaux sont chargés de l’examen. Ils revinrent , disant que la maison a modeste apparence, mais que les chambres sont bien et fraîchement décorées. On se rangea à ces messieurs, on se dirige vers l’hôtel qui a pour enseigne Alloggio della Strada Ferrata, c’est-à-dire l’arrivée du chemin de fer. C’est maintenant que vous serez volés, nous dit un concurrent évincé qui s’exprimait en bon français et dont l’hôtel d’assez bonne apparence était situé en face de la gare.
Enfin nous arrivons à la Strada Ferrata dont l’aspect je dois le dire me déplut fortement. Au rez-de-chaussée la maison est occupée par un cabaret; les gens de la maison ont des mines suspectes ; les chambres ne sont pas meublées, on a mille peines à obtenir des serviettes et de l’eau. Je suis ravi de déguerpir au plus tôt, mais l’avis général fut de rester. Avant le dîner nous faisons une petite promenade dans l’intérieur de la ville. Ce que nous pûmes voir nous intéressa vivement. C’est que Bologne, avec ses longs portiques à colonnes est une ville à part, une ville antique bâtie évidemment pour un peuple dont l’existence se passait le plus possible à l’intérieur comme dans les républiques grecques anciennes. Nous rentrons satisfaits de notre courte promenade, mais nous ne tardâmes pas à mettre un point d’arrêt à cet enthousiasme : le dîner de la Strada Ferrata fut impossible à avaler. Des mets étranges, des odeurs nauséabondes d’huile et de graisse, un service empressé, mais on ne peut plus maladroit , une propreté incomplète.
Nous prîmes la chose par le côté burlesque. Notre hilarité parvint eu plus haut degré. M. l’abbé de la Tocquenay donna libre carrière à ses calembours. Notre maître d’hôtel et son aide, tous deux affublés de cravates blanches et d’habits à queue, qui les faisaient ressembler disait quelqu’un à des sous-préfets en tenue officielle. Nos deux servants étaient ahuris de notre gaieté excessive. Nous rîmes donc beaucoup, mais nous mangeâmes peu. On quitte la table, on sort, on se promène encore un peu, puis on se couche. Quelle nuit et quels lits grand dieu ! Les lits sont durs, les matelas sont composés de feuilles de maïs et les draps ont déjà reçu des visites ! La fatigue entraîne le sommeil, mais l’auberge du rez-de-chaussée est bruyante . il y règne de l’activité, on entend des voix d’hommes et de femmes et des chansons jusqu’à une heure avancée de la nuit. Dans les corridors des personnes circulent. On pousse même le loquet de notre porte qui heureusement est fermé à l’intérieur. C’est ainsi que se passa la nuit. Levés de bon matin, il est entendu qu’après la messe, nous porterons nos pénates ailleurs, nous sommes convaincus que sous aucun rapport la Strada Ferrata ne peut nous convenir.
Ce qui fut convenu fut exécuté. Après une messe entendu à l’antique et remarquable église San Petronie, on charge ses bagages – après une très vive discussion avec l’aubergiste – pour l’hôtel Pellegrini dans l’intérieur de Bologne, hôtel particulièrement bien tenu, jurant , mais un peu tard, que nous ne nous rapporterions plus aux examens inexpérimentés des Messieurs, et que les Dames seraient désormais appelées à donner leur avis et à traiter des conditions de logement et de nourriture.
Bologne nous conserva jusqu’au deux octobre. Durant notre séjour nous visitâmes les principales églises, d’anciens édifices remarquables : la pinacothèque où nous admirâmes la fameuse Sainte Cécile de Raphaël, le martyre d’Agnès de Zampiéri , des tableaux de l’Albane, etc. , l’ancienne université avec sa bibliothèque et son musée égyptien et étrusque. Ce palais de l’ancienne université renferme des noms et des armoiries peintes à la fresque dans les salles et les corridors d’une innombrable quantité d’étudiants de toutes les nations. Sous ce rapport, cette décoration est une des plus curieuses.
Nous admirâmes les célèbres tours penchées, le Campo Santo ou cimetière, situé hors ville. On peut y parvenir en suivant des portiques couverts. C’est un véritable musée de peintures et de sculptures, anciennes et modernes, en même temps qu’une ville des morts. Nous l’avons visité avec un extrême intérêt. Un portique de près de cinq kilomètres de longueur mène le touriste sur une hauteur d’où on jouit d’une vue très étendue, où existe un couvent de franciscains. Ce couvent renferme une des images de la Vierge attribuée à Saint-Luc qui est l’objet d’une grande vénération. La plupart de mes compagnons y compris ma femme, eurent le courage et le force de gravir la montagne.
Quant à moi, incapable d’un pareil effort, je demeurai au pied avec Mesdames de Beauchaine et Gageot et nos voituriers. Dans le cimetière de Bologne, les corps sont placés dans des niches pratiquées dans l’épaisseur de la muraille, sur plusieurs étages. Une fois la chasse introduite dans la niche, on ferme l’ouverture par une maçonnerie de brique que l’on revêt extérieurement d’une plaque de marbre avec inscription, ou d’un ouvrage monumental ou de sculpture. Les pauvres sont enterrés dans le terre-plein de chaque cloître. Dernièrement dans la cour d’un de ces cloîtres, pour établir des fosses on a découvert d’anciens tombeaux étrusques dans lesquels les corps étaient relativement assez bien conservés. On les a exhumés avec soin et ils sont exposés au musée de la ville, avec tous les vases et les ornements contenus dans les tombeaux et disposés tels qu’ils étaient quand on les ouvrit : c’est extrêmement curieux.
Le deux octobre, nous quittâmes notre hôtel de Pellegrino après avoir donné encore un coup d’oeil à la ville et surtout à l’église San Petronio qui, à mon avis, est une des plus remarquables de l’Italie par l’architecture de son intérieur et la richesse artistique de ses nombreuses chapelles. Nous gagnâmes la gare, moi à pied et mes compagnons dans l’omnibus de l’hôtel. Chemin faisant, je donnais un coup d’oeil aux maisons et aux magasins situés sur ma route. J’entrai dans l’église Sainte Marie Majeure actuellement l’objet d’importantes réparations et dont on abaisse le niveau du parvis. J’entrai également chez des marchands d’antiquités où je vis des meubles, des peinture et des objets antiques qui me tentèrent.
Chez l’un de ces brocanteurs, je remarquai une gravure d’environ quarante centimètres sur quarante-cinq dont le sujet allégorique me frappa. Il représentait l’invasion de l’Italie par les Français en 1796. La France, sous la figure d’une femme nue arrache les vêtements d’une grande dame richement vêtue, la tête ceinte d’une couronne (d’Italie ). Derrière elle on aperçoit des généraux et des seigneurs prenant la fuite. Cà et là des soldats endormis, les armes à la main. A côté de la femme nue ( la France ), un homme du peuple porte un étendard dont la hampe est ornée du bonnet phrygien ( la République ). A leur suite une nuée de coqs ( les Français ) se précipitent par une porte tenue entrebaillée par un homme du peuple ( La Savoie et la Sardaigne ). Une légende donne l’explication du sujet, mais elle est en italien. Du reste l’allégorie est assez claire pour se passer de légende. Je regrette de n’avoir pas acheté cette gravure spirituelle. Elle porte la date de 1797. Je n’ai pas gardé le souvenir du nom d’auteur.
De Bologne à Florence la voie ferrée remonte le cours de la rivière du Reno à peu près jusqu’à la source qui se trouve dans la partie la plus élevée et la plus agreste des Apennins. C’est dire que l’on parcourt un pays des plus pittoresques et des plus accidentés. Le chemin de fer franchit quantité de ponts, de tunnels et de viaducs. Les travaux d’art les plus hardis, les plus coûteux ont été accumulés sur cette ligne par les ingénieurs. A ce point de vue seul le passage de Bologne à Florence demande à être fait en plein jour. L’aspect des torrents, des vallées et des montagnes que l’on traverse est certainement enchanteur, mais ces paysages ne nous semblent pas avoir le caractère grandiose de ceux du passage des Alpes.
Il était nuit à notre arrivée à Florence. On nous avait recommandé l’hôtel Cavour. Ce fut à cet hôtel que nous nous fîmes conduire. Les uns se firent servir à dîner au restaurant de l’hôtel, d’autres sortirent en ville et prirent leur repas dans un café restaurant situé près de la rue du Proconsul et de notre hôtel. Nous fûmes de ce nombre. Comparaison faite des prix de l’hôtel et de ceux de notre restaurant, il fut décidé que nous prendrions nos repas en ce dernier lieu. Le lendemain matin, dimanche trois octobre, les cloches de Florence nous réveillent. Elles ont une sonorité, un timbre argentin exceptionnels. C’est un vrai concert que le mélange harmonieux de leurs sons. Aussitôt levés, c’est-à-dire, presque avant le jour pour entendre la messe de M. le curé de Guérande.
Nous nous dirigeons vers la célèbre église métropolitaine, nommée le Dôme, dont nous admirons ensuite intérieurement et extérieurement l’architecture et les richesses de sculpture et de peinture. Louise et ses compagnons de route montèrent dans la coupole magnifique de ce majestueux édifice, et quelques-uns pénétrèrent dans l’intérieur de la boule qui surmonte la coupole et d’où ils jouirent des magnifiques panoramas de Florence et de la vallée de l’Arno. Quant à moi, je fus incapable d’une telle ascension. Cette coupole dont les dimensions sont nous dit-on plus vastes que celles de Saint-Pierre de Rome, est décorée de peintures bibliques dont les personnages ont cinquante pieds de long bien qu’ils paraissent de taille ordinaire, vus du parvis de l’église : cette oeuvre architecturale est gigantesque.
Durant les deux jours entiers passés à Florence, nous visitâmes cette belle ville en tous sens, ainsi que ses principaux monuments : le baptistère, qui est encore une oeuvre merveilleuse ; Saint-Michel ; Sainte-Croix qui est une sorte de Panthéon à cause des nombreux tombeaux, entres autres ceux de Michel-Ange, de Galilée, Machiavle, Dante, etc. Les promenades de la caserne et San Miniato où l’on venait récemment d’inaugurer un monument élevé à la gloire de l’immortel Florentin Michel-Ange ; l’ancien couvent le cimetière du San Miniato al monte ; les palais et le portique de la Signoria ; les musées du palais ducal et des Offices ; le palais Pitti et ses musées de peinture, de ; sculpture ; ainsi que de nombreux vases et objets sacrés qui sont des objets d’orfèvrerie de la plus grande valeur artistique. Au palais Pitti, en visitant la salle du trône, l’abbé Caillaud ne peut résister à la tentation de s’asseoir dans le fauteuil royal. Le guide qui nous précédait reçut sur le champ une réprimande de l’un des gardes du palais pour n’avoir pas empêché l’acte irresponsable de notre compagnon.
Tout cela est splendide mais il eut fallu plusieurs semaines pour pouvoir admirer à tête reposée, tandis que c’est à peine si on prenait le temps de contempler de belles statues antiques des galeries des Offices et du portique appelé Loggia de Sanzi ou Loggia d’Orcagna : ici c’est le fameux Persée en bronze de Benvenuto Cellini, l’enlèvement de la Sabine, de Jean de Bologne ; six statues antiques représentent des prisonnières gauloises; aux Offices, le Bacchus ivre de Michel-Ange ; des bustes antiques d’empereurs romains et d’impératrices,enfin la célèbre Vénus de Médicis qui fait dire que pour elle seul on devrait aller à Florence.
Ce sont surtout les richesses picturales qui auraient demandé du temps dont nous ne pûmes disposer. Ces richesses sont innombrables ; elles appartiennent à toutes les écoles de peinture et on y trouve réunis les principaux chefs d’oeuvre des plus grands maîtres, dans des galeries de cent quarante six et cent quarante neuf mètres de longueur, outre une quantité de salles de plus petites dimensions. Une des salles du musée nommée la Tribune renferme particulièrement une réunions d’admirables chefs d’oeuvre de sculpture et de peinture : c’est là qu’on admire la Vénus de Médicis dont je viens de parler ; la Vierge au chardonneret et le portrait de la célèbre Fornarina, de Raphaël, la Sainte Famille de Michel-Ange ; le repos en Egypte du Corrège, etc. Ce même musée renferme des collections de pierres précieuses, de camées, nielles, émaux ou de médailles d’une extrême richesse et du plus haut intérêt. Mais hélas il a fallu visiter tout cela au pas de course. Puissè-je y retourner ! Mêmes remarques et mêmes regrets pour la galerie Pitti, où j’ai vu le chef d’oeuvre de Raphaël : la Vierge à la chaise. Florence est une belle ville, et une ville d’artistes. Mais Rome était le but de notre voyage, il fallut partir et cependant que de choses il nous restait encore à voir !
Partis de Florence par le train de cinq heures quinze du matin, nous traversons un pays très accidenté, d’une extrême richesse et très peuplé et nous arrivons à Pise à neuf heures quarante cinq, laissant dernière nous deux villes qui méritaient cependant une visite : Pistoia et Lucques. Après avoir commandé le déjeuner à l’hôtel de la Minerve, près de la gare, nous montons dans des fiacres et nous nous dirigeons vers la place du Dôme en traversant la ville dont l’aspect ,e nous a pas paru offrir grand intérêt.
La place du Dôme renferme quatre monuments célèbres en Italie qui en possède cependant une si grande profusion. La Cathédrale, le baptistère, la tour penchée et le Campo Santo. Ces édifices sont d’une magnificence extrême qui ne semble plus en rapport avec le peu d’importance de la ville. La place est déserte et silencieuse ; nous n’y remarquons qu’un religieux, la tête et la figure couvertes d’un voile noir percé de deux trous à hauteur des yeux, qui nous tend une petite boîte de quêteur. C’est un membre de la Confrérie de la Miséricorde. A Florence les membres de cette même confrérie s’enveloppent la tête et le corps d’une sorte de linceul blanc en accompagnant les enterrements.
Je ne donnerai pas ici la description des monuments que nous visitâmes intérieurement et extérieurement, à l’exception de la tour penchée. Je ferai remarquer seulement que le Campo Santo, ou cimetière est un monuments à part et qu’il a pu exciter notre admiration même après avoir visité celui de la Chartreuse de Bologne dont il diffère complètement pour la forme et la disposition des tombeaux. L’intérieur présente une cour de forme régulière, entourée de portiques à arcades ; les murs et les voûtes des portiques sont décorées de fresques , en partie dégradées, exécutées par les maîtres italiens, Le Giotto et ses élèves notamment.
Outre les tombeaux des familles italiennes, ce Campo Santo, on dirait mieux ce musée renferme des bas-reliefs et des sarcophages antiques enrichis de sculptures. Sous les arcades on conserve une grosse chaîne de fer apportée par les Pisans après une victoire sur les Turcs. Après cette intéressante visite, nous donnâmes un coup d’oeil rapide à un petit musée de peinture appartenant à la ville, renfermant de très anciens tableaux sur bois dont quelques-uns sont très endommagés ; nous négligeâmes le musée d’histoire naturelle situé dans le palais de l’Université ; à onze heures nous nous attablions à l’hôtel de la Minerve où nous fîmes hommage à un déjeuner assez confortable ; puis je retournai faire seul à pied une petite excursion en ville en attendant l’heure du départ pour Livourne où nous devions coucher.
Dans cette course j’admirai la petite chapelle Sainte-Marie de l’épée située sur le bord de l’Arno. Ce petit édifice en marbre blanc était malheureusement en reconstruction, je n’ai pu visiter l’intérieur, mais les parties extérieures se trouvaient complètes sauf la toiture. J’admirai son architecture élégante où l’ogive était dressée en plein cintre. Nous prîmes le chemin de fer à deux heures et demi et une demi heure après nous arrivions en gare de Livourne. Les dix-huit kilomètres qui séparent Pise de Livourne parcourent un pays plat et marécageux, de grandes pâtures qui s’étendent à perte de vue, où l’on distingue çà et là de vastes bâtiments d’exploitation rurale. A moitié chemin, on traverse une forêt. Le passage du train fit détaler d’abord un sanglier, ensuite un cerf. En s’approchant de Livourne, je remarquai les semailles des travaux d’automne. Un grand nombre de paysans se livraient à divers travaux exécutés pour ainsi dire en groupe. Ainsi des charrues tirées par cinq ou six grands boeufs, puis des hommes cassant les mottes de terre et disposant le sillon ; ensuite les semeurs enfin les cultivateurs recouvrant la semence et donnant la dernière main aux sillons. Le labour s’opérait dans une terre marécageuse, compacte , ce qui explique la force des attelages.
En gare de Livourne on est assailli encore plus que dans les gares que nous avions visitées jusqu’alors par un tas de Farchini, de facteurs d’hôtel et de voitures de place. Nous prîmes trois voitures et nous roulâmes vers l’hôtel de la Grande Bretagne situé à l’extrémité de la ville, près des quais. Cette course nous donna une bonne idée de Livourne puisque nous traversions cette ville maritime dans sa partie principale. Arrivés à l’hôtel, on demande les prix des chambres et de la table, on débarque les bagages, puis on règle avec les cochers. Ici, grande discussion. M.M. les cochers ont des prétentions exagérées et un ton insolent. Ils nous poursuivent dans l’intérieur de l’hôtel et une sorte de majordome appuie leurs prétentions injustes.
Enfin nous prenons possession d’une grande chambre très élevée d’étage, à deux lits, très propre, mais sans luxe. En attendant le dîner, nous sortons pour visiter el port et la ville. A peine avons-nous mis le pied hors de l’hôtel, que nous nous trouvons assaillis par les cochers qui nous guettaient et qui voulaient nous voiturer par la ville. Mais ce n’atait pas tout. Il y a à Livourne une nuée de bateliers qui exploitent également l’étranger désireux généralement de faire une promenade en mer de sorte que nous voilà assaillis à la fois par les bateliers et les cochers. Nous tînmes bon et nous nous dirigeâmes à pied vers le port. C’était la première fois que je voyais la Méditerranée.
Le temps était magnifique et la mer splendide mais le port nous présenta peu d’animation bien que les navires de commerce fussent en assez grand nombre. Nous vîmes quelques navires de guerre de la marine italienne et il nous parut que les casernes du port étaient bien garnies de troupes. Je vis des soldats à l’exercice dans les douves de la citadelle, ils manoeuvraient à la prussienne. En revenant du port, me trouvant fatigué, je pris une voiture où je montai avec ma femme et M. l’abbé Caillaud. Le voiturier était à la fois notre cicérone, il nous fit voir près de la darse, port intérieur, la statue en marbre de Ferdinand Ier et quatre esclaves en bronze enchaînés aux angles du piédestal.
Nous parcourûmes ensuite les quais jusqu’à l’entrée d’une belle promenade qui incite aux bains de mer, promenade que la brièveté du temps ne nous permit pas de parcourir. Revenant sur nos pas, nous arrivâmes en longeant puis en traversant des canaux nombreux qui font de Livourne une sorte de Venise, à la belle place d’armes située au centre de la villes, place que nous avions déjà traversée en gagnant notre hôtel.
Nous entrâmes dans l’église dite le Dôme, la plus belle de Livourne, mais qui n’a rien de merveilleux près de celles de Bologne, Florence, Pise et même de Turin. De là nous nous dirigeâmes vers le jardin d’acclimatation qui nous paru beau et bien tenu quoique nous n’ayons pu le voir qu’en courant pour ainsi dire parce que le jour tombait. Rentrés à notre hôtel nous y fîmes un repas assez confortable et fort gai, parce que tous les convives étaient français. Puis, après une petite promenade le long du Corso Vittorio Emmanuele, belle et large rue où est situé notre hôtel, rue bien garnie de magasins et de boutiques parfaitement éclairés, nous gagnâmes nos lits bien fatigués, mais satisfaits d’une belle journée bien remplie.
Le lendemain mercredi six octobre, avant le jour, nous prenons le chemin de la gare, chacun en courant malgré l’heure matinale. C’est que cette fois nous nous dirigeons directement sur Rome. Le jour commence à poindre à peine comme nous quittons la gare. On ne distingue que très vaguement la voie. Bientôt nous apercevons le sommet de collines assez élevées, dorées par les premiers rayons du soleil. le pied des collines est encore dans le brouillard, on ne peut rien distinguer. Enfin il fait grand jour, le brouillard se dissipe, le pays est accidenté, bien cultivé , planté de vignes et d’oliviers.
Nous marchons depuis cinq quart d’heures environ et nous nous trouvions dans un pays fortement raviné par des pluies récentes, lorsqu’on s’arrête tout à coup. Il faut descendre avec tous les bagages. Il y a là un pont que le torrent a emporté l’avant veille. Ce pont de chemin de fer, jeté sur une petite rivière en ce moment fort calme, a des pile sou des culées renversées tout d’une pièce en travers du lit de la rivière. Une passerelle en planche permet de franchir la rivière, nous gagnons un autre train qui nous attend sur la rive gauche.
On s’y installe et on part, laissant sur la rive droite le train qui nous avait pris à Livourne. J’omettais de dire que l’on s’occupait des travaux de reconstruction du pont. Il y avait là des escouades d’ouvriers et des groupes d’enfants à triste mine, petits, hâves, mal vêtus, mais l’oeil intelligent et vif. Cet aspect de la population rurale et ouvrière est à peu près le même dans toute l’Italie, mais surtout quand on se rapproche de Rome. Après Cecina, on voit fréquemment la mer et ses groupes d’îles éoliennes sur la droite et sur la gauche des collines qui s’élèvent par étages à perte de vue. Le paysage est charmant.
A mesure que le chemin s’avance, l’intérêt continue, mais la tristesse nous gagne : la terre est dénudée, inculte, désertes : les ruines sont plus fréquentes que les habitations. On aperçoit d’immenses troupeaux de boeufs gris aux longues cornes, gardés par des pâtres montés sur de petits chevaux. Du la gauche, dans le lointain, on distingue des villes, des églises, des châteaux, mais les alentours de la voie ferrée sont tristes et incultes. Les arbres sont rares et rabougris, les vallons sont marécageux. Le chemin est long et ennuyeux. On passe Grossetto, dernière ville toscane située au milieu d’un territoire marécageux ravagé par la malaria.
A Monsalto, autre station, on entre dans les Etats de l’Eglise : le pays est de plus en plus triste. On s’en aperçoit dans le wagon, on est silencieux. Enfin, on arrive à Civitta Vecchia, l’approche de Rome nous éveille un peu, les dormeurs chassent le sommeil, ils ont l’oeil au guet. De temps en temps on met la tête hors de la portière, la distance diminue et comme on sait que Rome est bâtie sur sept collines et que Saint-Pierre est un dôme haut de plus de quatre cent cinquante pieds, on a l’intime espoir de distinguer bientôt Rome est sa basilique, vain espoir : on roule toujours, et toujours c’est une campagne triste et dénudée. Enfin les stations disparaissent, on va bientôt arriver. L’aspect du terrain devient moins monotone, il est plus accidenté, mais on aperçoit plus d’édifices en ruines que d’habitations. Les habitants sont mal vêtus, et choses singulière, dans le voisinage de la ville sainte on ne voit ni un calvaire, ni une simple croix !
Il est à peu près trois heures ; nous traversons le Tibre , on aperçoit une vaste église, que Mademoiselle du Martray désigne : c’est la superbe basilique Saint-Paul hors les murs. On se rapproche des murs de Rome, on passe sous un vieil aqueduc, nous sommes dans l’enceinte de Rome. C’est triste. Autour de nous des ruines, toujours des ruines de brique rouge ! En gare, encore des Facchini, des cicerone, des garçons d’hôtel et des voitures publiques. Nous nous débarrassons de tout ce monde officieux et obséquieux. Nous prenons une voiture de place et nous nous faisons conduire directement via Santa Chiara, n°quarante-sept, au Séminaire français où nous devrions trouver des indications d’hôtel, ou pour mieux dire, des billets de logement, d’après une lettre dont j’étais porteur, adressée au Très révérend père Jégou, au Collège Sainte-Croix du Mans, par Don Giovanni Perrin, secrétaire du père Brichet, procureur de ce séminaire, à qui mon frère du Mans nous avait recommandés. Nos autres compagnons de route montent dans un omnibus de l’hôtel de la Minerve et suivent notre voiture.
Le séminaire français est situé dans le centre de Rome, nous roulons pendant près de vingt minutes pour y arriver. Là, je stationne à la porte pendant que ma femme et M. Caillaux s’informaient du père Brichet. Celui-ci n’était pas visible en ce moment, mais on nous donne de sa part deux adresses où nous pouvions nous loger commodément et économiquement , via Babuino vingt-deux, chez Madame Cossa; et près du Capitole. Pendant ces pourparlers, l’omnibus de la Minerve avait rejoint notre voiture.
On se décide pour le logement de Madame Costa, et fouette cocher, nous retournons à peu près sur nos pas, à l’extrémité de Rome, près de la place du peuple, à l’entrée de la rue Babuino. Dans ce second trajet, de la gare à la rue du séminaire français, et de celle-ci à la rue Babuino, nous parcourons les plus beaux quartiers de Rome, nous distinguons des places, des fontaines, des obélisques, des monuments et des ruines antiques, des palais, tout cela nous enchante. Mais une désillusion , c’est quand nous longeons le fameux Corso. Je m’étais figuré que le Corso devait être quelque chose comme les boulevards de Paris.
Mais non, c’est une belle rue; mais d’une largeur ordinaire et irrégulière, moins longue et pas plus large que la rue Richelieu de Paris, et en somme beaucoup moins belle, malgré certains palais qui ont leur façade çà et là sur le Corso. Il est plus de quatre heures lorsque nous arrêtons au numéro vingt-deux de la rue Babuino. Louise et Madame Gageot entrent dans la maison pour prendre des informations. Elles trouvent la dame Costa qui témoigne du plus grand désir de loger douze ou quatorze personnes, mais les neuf pièces qu’il nous faut ne sont pas en état de nous recevoir : les lits sont dégarnis, il n’y a ni rideaux, ni tapis. Le groupe de pèlerins paraît déconcerté. Le quartier est convenable, la maison commode, les prix sont doux, bah ! On passera sur bien des choses, on débarque décidément au numéro vingt-deux. Il est entendu qu’en attendant l’heure du coucher , les chambres seront disposées pour y passer la nuit. Chacun choisit sa chambre. Il y eut bien à cette occasion quelques petits mécontentements, mais somme toute, et la fatigue de la journée jointe au contentement d’être enfin parvenus au but de notre long voyage, tout le monde se montra satisfait.
On se débarbouille, on se nettoie, puis l’heure du dîner étant venue, nous nous faisons conduire à un restaurant. Ce fut au restaurant de Rome, places Saint-Charles au Corso, qu’une petite Cameriene de notre hôtel nous conduisit. Ce restaurant, un des plus convenables de Rome nous dit-on, est bien situé. Nous y serons probablement très convenablement servis, mais le détail des prix du service nous paraît élevé. Louise mourait de faim, moi, j’étais exténué de fatigue, nous nous décidons à rester où nous sommes. M.M. Hormel, de la Tocquenaye, Péraud et Boterf font comme nous. Mesdames de Beauchaine et du Martray nous imitent et l’on se met à table. Le surplus du groupe va chercher ailleurs sa nourriture. Le dîner n’a rien de merveilleux, le potage est des plus détestables, le vin médiocre, mais le pain est excellent et la viande assez bonne . Nous mangeons copieusement et nous buvons sec. Le service est lent, il est près de huit heures quand nous sortons du restaurant.
A Rome , comme dans les autres villes d’Italie, la présence des pèlerins et surtout celle de nombreux prêtres français attirent l’attention publique. Nous constatons que cette attention est loin d’être bienveillante, surtout de la part de la classe aisée. Nous en eûmes de nouveau la preuve à ce restaurant de Rome. Plusieurs Messieurs s’étant arrêtés sur le trottoir, devant la porte, d’où ils nous examinaient dédaigneusement ne se dérangèrent pas pour laisser le passage libre aux Dames de notre groupe qui se présentaient pour sortir.
Il me fallut, voulant éviter à des Dames et à des prêtres le soin de se faire un passage, prendre la tête du groupe, et marchant à reculons, je m’avançai au risque de buter sur les pieds de mes italiens. Mais ceux-ci ne s’exposèrent pas à ce désagrément, ils nous laissèrent la liberté d ela porte, mais en gromellant dans une langue que je en compris pas : la manoeuvre avait réussi. Nous rentrons à notre hôtel, nous trouvons notre chambre assez convenablement disposée, nous nous couchons dans un lit de deux mètres de large, dur comme une planche, sans traversin. Mais nous sommes rompus de fatigue, nous y dormons comme dans le meilleur lit français.
Le sept octobre,de grand matin, nous sortons d l’hôtelavec M.M. Hormel, Caillaud et de la Tocquenay et nous nous rendons place du peuple, voisine de notre demeure, à l’église Sainte-Marie des Miracles, située à l’entrée des rus du Corso et Ripesta, où nous assistons à une messe de M. Hormel. En attendant, nous entendons une fin de messe basse d’un moine franciscain, je crois, et après cette messe, un salut.
Rien de bizarre comme les prières chantées par les italiens. Pour nous, qui n’y étions moins encore habitués, le chant du salut exécuté à la fois par le moine et ses acolytes et les quelques femmes qui assistaient à l’office, fut quelque chose de burlesque. Après la messe, ma femme rentra à son hôtel pour y rejoindre ses compagnes. Quant à moi, je m’aventurai par els rues de Rome sans but et sans projet, mais cependant avec l’intention d’apercevoir de loin le dôme de Saint-Pierre.
Je descendis la rue Ripetta qui me conduisit directement à l’église Saint-Louis des Français où je rencontrai le lorientais M.Marchesse, répondant la messe à un prêtre, son compagnon de pèlerinage, et la famille Cléret de Langavan. De l’église Saint-Louis, richement décorée, je me dirigeai sur la droite, dans la direction du Tibre : cette direction me conduisit sur une place où j’admirai une fontaine monumentale de construction extrêmement hardie. Marchant toujours dans la même direction, en suivant des rues étroites et malpropres, j’arrivai en face d’un pont monumental orné sur son parapet de nombreuses statues de marbre .
De l’autre côté du pont une forteresse massive de forme circulaire. Je reconnus le pont et le fort Saint-Ange. Sur ma gauche, je reconnus enfin l’immense coupole de la basilique Saint-Pierre. Je demeurai quelque temps silencieux en contemplation du point de vue que j’avais devant moi. Mes yeux allaient d’une chose à l’autre, mais revenaient sans cesse vers Saint-Pierre. Ce monument m’attirait. Je voulus le voir de plus près. Je traversai donc le plus beau pont du Tibre, en laissant derrière moi le fort Saint-Ange gardé par les troupes de Victor-Emmanuel. Je me dirigeai vers Saint-Pierre.
Sans m’en apercevoir, j’arrivai à l’entrée de la place Saint-Pierre que mon admiration trouva trop petite pour le monument grandiose qui se développait devant moi, ne me rendant pas compte que cette place soi-disante exiguë a environ six cent cinquante mètres de longueur et trois cents mètres de largeur, c’est-à-dire une superficie de plus de dix hectares.. Je ne résistai pas au désir d’entrer dans al célèbre basilique. En franchissant cette place qui me parut alors bien longue, je montai les marches, puis je franchis le vestibule et me voilà dans l’enceinte sacrée, en face d’un immense baldaquin, devant lequel étincellent les lumières de centaines de lampes : c’est le confessionnal de Saint-Pierre ! Au-dessus de ma tête une coupole immense, c’est le fameux dôme de Saint-Pierre, bien mieux éclairé que celui de Florence et paraissant plus vaste, plus grandiose.
Que de choses à admirer dans ce gigantesque édifice ! Mais le temps a fui, il faut rentrer à l’hôtel. D’ailleurs ce n’est qu’une visite dérobée, je reviendrai vers Saint-Pierre. Je quitte donc ces lieux, quoique à regret, mais fier cependant d’être le premier de notre groupe guérandais à avoir plu contempler et visiter la célèbre basilique, centre de l’univers catholique. On déjeune à notre hôtel. La Signora Costa s’est entendue avec nos dames pour cela. Mais en Italie, tout est luxe et pauvreté. La Signora Costa , après l’arrangement du déjeuner, avait avoué qu’elle ne pourrait faire les frais faute d’argent ( et de crédit sans doute ). Elle prie donc de lui faire l’avance de cinq jours de chambre, ce qui fut fait. Nous déjeunâmes donc dans le salon de notre étage, converti en salle à manger. Mais le festin fut médiocre et le service d’une lenteur désespérante. Il fut décidé que désormais nous prendrions nos repas en ville. Nous montâmes ensuite en voiture, place du peuple et nous nous dirigeâmes directement vers la basilique Saint-Pierre.
Cette fois je prends le temps d’examiner la belle place, à droite et à gauche, les personnes et les choses, pour me faire une idée de la vie de cette ville. J’arrivai après bien des tours et des détours à la place de Venise où je rencontrai cette belle place Saint-Pierre avec sa magnifique colonnades surmontée de quantité de statues de saints. J’admire le vaste portique et ses statues équestres de Constantin et de Charlemagne. Je pénètre dans la vaste nef de Saint-Pierre, suivi de M. Boterf.
Celui-ci, d’une piété antique, est frappé à la vue de la splendeur grandiose de la basilique. il tombe à genoux près de la porte, à l’intérieur, et, le chapelet à la main, il demeure dans une pieuse prostration pendant que ses compagnons se répandent dans l’immense cathédrale, pour en admirer les détails. Il nous fallut retourner sur nos pas pour arracher M. Boterf de l’anéantissement moral qui l’avait frappé. Quelques instants après, le simple et honnête M. Boterf s’approchant de moi me demanda si la basilique avait été construite du temps de Jésus-Christ… Après avoir visité, admiré, contemplé dans les détails, les nefs, les chapelles et la confession de Saint-Pierre, nous quittâmes ce monument chrétien, mais en promettant bien d’y revenir. N’était-il pas le terme de notre pèlerinage ?
Sur la place, nous prenons de nouvelles voitures et nous nous faisons conduire au Séminaire Français. Entrés au parloir, on vient nous prier d’attendre quelques minutes, le père Brichet se trouvant retenu par l’ambassadeur de France dont le cabriolet stationnait à la porte du séminaire. Après dix minutes, nous voyons sortir et monter en voiture un grand monsieur de soixante cinq à soixante dix ans, cheveux et barbe blanche, l’ambassadeur sans doute. Et aussitôt apparaît au parloir un ecclésiastique de petite taille, septuagénaire peut-être, l’oeil vif derrière des lunettes, figure intelligente, ridée, jaunie.
C’est le Révérend Père Bricher, économe du Séminaire, une des puissances de Rome, nous avait-on dit, à qui nous avions fait remettre la veille deux lettres de recommandations ,l’une de mon frère du Mans, l’autre du vénérable duré de Lorient, M. l’abbé Charil. Le Père Brichet est vannetais, il se montre poli et affectueux, nous parle de mon frère et du curé de Lorient, de la Bretagne, de la France, du Pape. Il nous donne des conseils d’hygiène pendant notre séjour à Rome, disant qu’il fallait éviter l’humidité du soir et du matin, et soigner le moindre rhume. Il nous donne dix lettres d’introduction pour l’audience que le pape doit donner le dix octobre aux pèlerins Franc-comtois actuellement à Rome, et sur la demande de M. l’abbé Caillaud, le Père Brichet promet d’autres lettres pour les personnes de notre groupe qui ne nous avaient pas accompagnés au Séminaire Français. En nous quittant, le bon Père Brichet (…)
(…) 5964 siège antique d’une puissance et d’une civilisation qui ne vit plus que par des monuments en ruine, et non loin du Vatican, demeure actuelle du successeur de ce même prisonnier Pontife qui régna sur plus de deux cents millions d’âmes ! Quels contraste Quels souvenirs ! Quelles pensées !
En sortant de la prison Mamertine, nous entrâmes au Musée de l’Académie de Saint-Luc qui est situé tout auprès. Mais j’étais distrait par une foule de réflexions je remarquai dans ce musée de belles toiles de grands maîtres italiens et trois ou quatre tableaux de Carle Vernet. En sortant , le custode du musée me fit comprendre que nous étions entrés un jour de fermeture des musées. Je m’inclinai en le remerciant de nous en avoir permis l’accès, et tournai le dos. Comprenez-vous ? me dit-il ?
Parfaitement, répondis-je d’un air surpris. Alors mon Italien me baragouina un mauvais français mêlé de langage local dans lequel je distinguai les mots significatifs de Buona mani, bonne-main, en d’autres formes gratification. Cette fois je compris, et lui avançai une demi-lire qui lui fit faire la grimace. Là-dessus je pris congé de mon custode. Continuant notre pérégrination à travers Rome, nous parvînmes au Panthéon, au forum de Trajan où s’élève la célèbre colonne trajane. Ces monuments sont depuis longtemps devenus populaires par la gravure. Nous arrivâmes à la belle fontaine Trévire.
Ma femme voudrait boire de son eau parce qu’elle a ouï dire que l’on revient à Rome quand on a trempé ses lèvres dans l’eau de cette fontaine monumentale, mais des travaux de canalisation pour les eaux pluviales ou pour le gaz d’éclairage interdisent pour le moment l’accès de la fontaine que nous nous contentons d’admirer à distance, et dans les eaux de laquelle nous voyons de magnifiques pigeons se baigner au soleil. nous enfilons ensuite le Corso par la belle place Colonna, le boulevard des Italiens de Rome, et la rue Condotti nous mène à notre restaurant de la place d’Espagne, bien fatigués et mourant de faim, mais ravis.
Après déjeuner, Louise et moi, Mademoiselle de la Plazède, Madame de Beauchaine, M.M. Boterf et Peraud étant montés en voiture, place du Peuple, nous fûmes conduits à la basilique Saint-Paul -hors-les-murs.Le trajet dura environ quarante cinq minutes. Nous eûmes à traverser Rome dans sa plus grande longueur et à passer des quartiers d’aspect très misérable où l’on découvre à chaque pas des ruines antiques qui sont autant de curiosités. La basilique Saint-Paul-hors-les-murs est située à une distance d’environ mille huit cents à deux mille mètres des murailles de Rome. C’est un édifice moderne où l’art a déployé ses plus grandes magnificences. Bien des personnes préfèrent cette basilique à celle de Saint-Pierre de Rome. Saint-Paul aura un portique mais ce complément d’architecture n’est pas encore commencé.
De ce mouvement nous allâmes visiter les ruines des thermes de Caracalla pour lesquels nous eûmes à revenir sur nos pas, puisque ces thermes sont situées dans l’intérieur des murs. Ces ruines extrêmement intéressantes témoignent de la prodigalité des anciens pour ce qui concernait tout à la fois l’art et le plaisir. On a extrait de ces ruines quantité d’objets d’art qui ornent les divers musées de Rome, et les fouilles ne sont pas achevées. De crainte que les visiteurs ne dérobent quelques objets précieux, on les fait suivre d’un gardien qui ne permet pas que l’on touche à quoi que ce soit. Chaque visiteur paie une lire d’entrée.
Remontés en voiture, nous nous fîmes conduire aux catacombes de Saint Calixte. Pour cela nous gagnâmes la rue de la porte Saint-Sébastien, sortîmes de nouveau de Rome par cette même porte et suivîmes la voie Appienne le long de laquelle sont situés d’antiques tombeaux qui ont l’air de colombiers et qui portent en effet le nom de colombarium. L’entrée des catacombes de Saint Calixte se fait dans un champ dont l’accès est situé sur la voie Appienne. Le custode nous fit descendre un escalier d’une vingtaine de marches au bas duquel on pénètre dans les galeries des catacombes.
Nous nous trouvions onze visiteurs, car des personnes étrangères se joignirent à nous au moment de la descente. Le custode mit aux mains de chacun d’entre nous une bougie allumée dite queue de rat, puis il nous demanda des permissions. Des permissions ? fîmes-nous, nous n’en avons pas. Marchons tout de même baraguoina le custode en une langue qui n’était ni française ni italienne. Nous le suivons le long de galeries obscures, dont quelques-unes étaient tellement étroites que l’on se demandait comment on avait pu introduire les corps dans les cavités pratiquées dans les parois des galeries. Cette visite nous causa une grande impression de tristesse, et nous éprouvâmes un véritable soulagement en regagnant la lumière du grand jour au haut de l’escalier dont j’ai parlé. Une fois la visite terminée, l’un de nous présenta un billet d’une lire au custode. Celui-ci fit la grimace et prétendit qu’il était dû cinq centimes par personne.
Trouvant cette prétention exagérée, nous ajoutâmes un billet de cinquante centisimi et lui tournâmes le dos, laissant les six visiteurs étrangers qui nous accompagnaient se débrouiller avec le custode pour leur quote-part. Nous n’étions que cinq des nôtres dans les catacombes, parce que M. Boterf n’avait jamais voulu pénétrer dans ces cavernes obscures. Durant cette promenade sous terre, Louise apercevant dans une des cavités , vides de leurs cercueils quelque chose de blanc qui brillait à la faible clarté de sa queue de rat , mit la main sur cet objet, s’imaginant que c’était un ossement de martyr. Quelle fut sa surprise une fois remontés au grand air ! Ce qu’elle avait dérobé n’était qu’une vieille coquille de limaçon ! Malgré cette déception, le colimaçon contemporain des martyrs a été conservé.
De Saint Calixte nous roulâmes jusqu’à la place Saint-Pierre en remontant la voie Appienne ou de Saint-Sébastien, Via di Cerchi, passant par la place de la Bouche de la Vérité, traversant le Tibre sur les ponts de Saint-Barthélémy, puis tout le Trastévère jusqu’à la Via di Borgo di San Spirito où nous entrâmes dans les galeries de la place. Dans ce long parcours, nous aperçûmes quantité de ruines de monuments antiques qui eussent demandé une visite particulière si nous ne nous fussions pas trouvés pressés par le temps. Mais l’heure du rendez-vous donné aux pèlerins à la basilique Saint-Pierre, le huit octobre, cinq heures du soir approchait. Il nous fallut donc passer sans nous arrêter près de tous ces monuments, nous promettant cependant de revenir sur nos pas si nous en trouvions le loisir.
Il était environ quatre heures et demi lorsque nous entrâmes dans cette basilique. Déjà un grand nombre de pèlerins nantais étaient répandus dans le vaste édifice. Notre groupe se trouva bientôt réuni. Enfin, l’heure fixée ayant sonné, nous nous groupâmes tous sous la direction de Monsieur le Grand Vicaire Morel, derrière l’autel de la confession, dans la chapelle de la Chaire de Saint-Pierre. On entonna le Credo, chanté par tous les pèlerins. C’était une messe chorale assez imposante dans une église ordinaire, mais à Saint-Pierre, les voûtes immenses n’en furent pas ébranlées.
Après le Credo, on chanta le fameux cantique, dont le refrain, Catholiques et Bretons toujours, a retenti dans tous les pèlerinages de France et de Bretagne, cantique dont l’auteur des paroles et de la musique serait Monseigneur Richard, dans le temps grand vicaire de Nantes et actuellement évêque coadjuteur de l’archevêque de Paris. Après tous ces chants, M. l’abbé Morel nous annonça que l’audience accordée par le Saint-Père était fixée au mardi douze octobre à onze heures du matin, au Vatican ; que la tenue des hommes devait être en habit noir et cravate blanche.
Que les femmes devaient être en robe de soie noire et la tête voilée, sans chapeau ni bonnet. De plus l’abbé Morel nous annonça que le Saint-Père accordait à toutes les personnes faisant partie du pèlerinage de Nantes la faculté de pouvoir gagner l’indulgence première du Jubilé à condition d’entendre une fois la messe dans chacune des quatre basiliques de Saint-Pierre, Saint-Jean de Latran, Sainte-Marie Majeure et de Saint-Paul hors les murs. Puis cet ecclésiastique nous fixa l’ordre dans lequel les exercices de pèlerinage auraient lieu, savoir : le samedi neuf octobre, huit heures du matin, messe à Saint-Jean de Latran ; dimanche à huit heures messe à l’autel de la chaire de Saint-Pierre ; lundi à huit heures, messe à Saint-Marie Majeure ; mercredi à neuf heures, messe à Saint-Paul hors les murs.
Cela dit, on allait se séparer lorsque le grand M. Jolliver perçant la foule qui se pressait autour de M. Morel monté sur les marches de l’autel de la confession, demanda à cet ecclésiastique si l’on pouvait se rendre ne voiture aux diverses stations jubilaires qui venaient d’être indiquées. Chacun sourit à cette question. Cependant l’abbé Morel donna satisfaction au bon Monsieur Jolliver en disant à haute voix que chacun se porterait au rendez-vous comme il l’entendrait, à pied ou en voiture, qu’il n’était pas possible dans les circonstances actuelles de se rendre processionnellement à ces diverses stations. Nous gagnâmes pédestrement notre restaurant de la place d’Espagne. En chemin nous fûmes dépassés par la voiture de M. l’abbé Morel et nous ne fûmes pas peu surpris de voir installé sur le siège, à côté du cocher l’inévitable M. Jolliver.
Le neuf octobre, tout le groupe guérandais dont nous faisions partie, monta en voiture à sept heures du matin et fit route vers la basilique Saint-Jean de Latran. Situé à l’extrémité de Rome, près des murs de fortifications. Pour nous y rendre nous passâmes près du forum romain et du Colisée, et traversâmes les vieux quartiers de Rome aujourd’hui presque inhabités. La basilique Saint-Jean de Latran, siège du patriarcat de Rome et d’un évêché dont le pape est titulaire,est située sur un plateau élevé dont l’on jouit sur la campagne de Rome d’un coup d’oeil qui fixe l’attention de l’archéologue.
Sa façade ouvre sur une grand place au milieu de laquelle s’élève le plus grand obélisque de Rome. Je n’entrerai pas ici dans une description de monuments : elle existe dans tous les manuels ou guides des touristes. Je veux seulement dire que l’intérieur de la basilique est magnifique dans son ensemble et que l’âme y est saisie d’un sentiment de recueillement que l’on n’éprouve pas au même degré dans la plupart des églises de Rome. Les pèlerins nantais arrivaient au rendez-vous de toute part, les uns en fiacre, d’autres en omnibus, d’autres encore à pied. Déjà M. l’abbé Morel se trouvait au poste lorsque nous entrâmes dans la basilique.
Dès qu’il aperçut M. l’abbé Hormel, il vint à lui et le pria d’indiquer aux pèlerins que la messe serait dite à la chapelle du Saint-Sacrement, et de prendre le nombre de personnes qui qui désireraient s’approcher de la Sainte Table . Ce détail a été usité à toutes les messes du pèlerinage, parce qu’il est d’usage à Rome de ne consacrer que le nombre d’hosties qui doivent être consommées à chaque messe. L’éternel M. Jolliver servit la messe de M. le Grand Vicaire pendant laquelle furent chantés les cantiques à Sainte-Anne et au Sacré-Coeur, si chers aux Bretons.
Après la messe, les pèlerins se rangèrent sur deux lignes parallèles dans la grand nef et M.M. Hormel et six autres prêtres du pèlerinage étant allés à la sacristie prendre les Saintes Reliques qui y sont déposées, vinrent les présenter à la vénération des pèlerins agenouillés. Ceux-ci baisèrent les reliques dévotement et les faisaient toucher aux objets de piété qu’ils tenaient à la main : croix, chapelets, médailles.
On se répandit ensuite dans la basilique pour en admirer les détails, particulièrement la chapelle Corsini, la plus magnifique de Rome, dit-on , puis le maître-autel qui contient outre les chefs des apôtres Saint-Pierre et Saint-Paul, une table en bois sur laquelle , d’après les traditions, Saint-Pierre avait célébré la messe. Sortis de la basilique, nous nous portâmes à la Scala Sancta, située sur la place de Saint-Jean de Latran. Je ne puis faire l’ascension prévue de l’escalier doré, me trouvant déjà fatigué, surtout à la suite des génuflexions à la basilique. Mais Louise et nos compagnons montèrent la Scala Sancta sur les genoux.
Le baptistère et le musée de Saint-Jean eurent ensuite notre visite. Le musée, dont nous ne visitâmes que les salles du rez-de-chaussée, est rempli de statues, débris de statues, bas-reliefs , sarcophages, etc. exhumés des ruines de la Rome antique. Tout cela est du plus haut intérêt, et demandait du temps pour un examen fructueux,mais j’étais peut-être seul à apprécier au même degré et à goûter ces richesses artistiques. Mes compagnons étaient déjà fatigués des musées, et l’heure s’avançant, nous reprîmes le chemin de la place d’Espagne. Après le déjeuner, nos pas se dirigèrent hors ville, vers le fameux jardin Borghèse dont l’entrée est située à proximité de la porte du Peuple.
Nous admirâmes les allées, les bois, les prairies, les ruisseaux, les fontaines, les monuments qui font de ces jardins un séjour délicieux. Puis, rentrés sur la place du Peuple, nous montâmes dans la voiture et fîmes route pour la basilique Saint-Pierre avec l’intention de monter sur la coupole de ce monument doré. Mais ce jour-là nous dit-on était réservé pour les militaires. Et effectivement nous distinguâmes des uniformes de soldats de Victor-Emmanuel, circulant dans les galeries de la coupole, où ils apparaissaient comme des pygmées près des images en mosaïque ornent les parois de cette oeuvre de géants. Mais un cicerone s’offrit à nous et nous fit visiter en détail l’intérieur de la basilique, à l’exception toutefois de la sacristie et du trésor de Saint-Pierre que nous en pûmes voir, je ne me souviens plus pour quel motif.
Après cette visite, qui nous demanda du temps, notre cicérone nous proposa de visiter la chapelle sixtine et les loges de Raphaël, que tout le monde connaît de réputation. Mais répliquâmes-nous, ne faut-il pas permission pour visiter ces lieux ? Je me charge de l’affaire, nous dit notre guide. Et nous voilà partis à sa suite. Nous entrons donc dans le Vatican, les hallebardiers dont le costume a des rapports avec celui des valets de cartes, lesquels stationnent à la porte nous laissèrent passer. Sur un mot jeté par notre cicerone, nous gravissons l’escalier royal et après plusieurs détours, on sonne à une porte, qui ne tarde pas à s’ouvrir, et nous entrons dans une vaste pièce couverte de peintures, sur les parois latérales et au plafond.
C’est la célèbre chapelle sixtine où l’on admire depuis trois cents ans les fresques de Michel-Ange. Je serai bien resté de longues heures à admirer ces pages de la bible dues aux pinceaux de l’inimitable Michel-Ange, le jugement dernier, la création du monde, les prophètes et les sybilles. Mais comme toujours il fallut admirer à la hâte, comme pour pouvoir dire seulement que l’on a vu. Je sortis à regret après une visite qui dura une demi-heure à peine, dans laquelle je déplorai l’état d’abandon où cette chapelle est délaissée. Elle est ouverte eux curieux et aux artistes, mais il semble que depuis longtemps, depuis 1869 peut-être, année du concile, elle a cessé de servir de culte.
Nous montâmes encore un escalier assez étroit, et parvînmes aux fameuses loges de Raphaël. Hâtez-vous nous dit notre guide, on ferme à trois heures. Hélas ! Nous hâter, nous ne faisions que cela, malheureusement pour mes sentiments artistiques et pour ma pauvre jambe qui avait peine à suivre mes compagnons. Nous parcourûmes donc les loges, puis les chambres dont les fresques font l’admiration universelle, tout cela à la hâte. Cependant je pris le temps de m’arrêter devant la célèbre composition picturale connue sous le nom de Dispute du Saint-Sacrement, la plus belle fresque de Raphaël.
Je ne pus achever de visiter les chambres, le custode annonçant l’heure de la sortie par un cliquetis de clés qui me fut extrêmement désagréable, mais je me promis bien de revenir admirer la chapelle sixtine, les loges et les chambres de Raphaël, le jour où je visiterai le musée du Vatican.
Il était trois heures.
Dirigeons nos pas, dîmes-nous vers le jardin du Vatican. Ce qui fut dit fut fait. Nous arrivons à une porte grillée, après avoir fait un grand détour, par derrière la basilique Saint-Pierre. On sonne, on nous ouvre. Je présente la carte du Père Brichet, dont j’ai parlé à la date du sept octobre. On nous prie d’attendre. Enfin on met à notre disposition un guide et nous entrons dans le jardin du Vatican de plein pied, avec le vestibule où nous attendons, vestibule qui ouvre aussi, m’a-t-on dit , dans le musée du Vatican et les galeries de la bibliothèque. Nous voilà donc tout un groupe de visiteurs parcourant la vaste jardin du Vatican, les parterres et les bois. Sur le parcours, les Dames cueillent des fleurs et dérobent des oranges encore vertes, malgré le guide qui prévient que si l’on désirait des fleurs, il fallait le lui demander.
Mais bah ! Rien n’arrête l’ardeur dévastatrice de nos Dames, tant elles avaient le désir d’emporter en Bretagne des souvenirs des jardins de pie IX. Il est vrai que le bon Père Brichet, en nous donnant le conseil de visiter les jardins du Vatican, avait ajouté : et surtout prenez des fleurs, prenez pour vous et pour vos familles de Bretagne. Ne craignez rien, cela fait plaisir. Quant à moi, j’avais un projet conçu depuis longtemps, avant mon départ de Lorient, à mettre en exécution. Ce que je désirais du jardin du Saint-Père, c’était autre chose que des fleurs ou des fruits, c’était un cep de vigne à planter chez quelque membre de ma famille pour perpétuer le souvenir de ma visite au Vatican. Le long de ma promenade, me voilà donc cherchant des yeux une vigne quelconque. Mais pas de chance, je ne découvre aucune vigne. Enfin, m’adressant au guide qui ne parlait pas un mot de français, je tâche de lui faire comprendre mon désir.
J’y parvins. Mais il me fait entendre qu’il n’a pas la clé de la partie du jardin où sont les vignes, et malgré nos instances les plus pressantes, le pauvre diable de guide persiste à me dire qu’il ne peut me satisfaire et que le jardinier de qui dépend le quartier des vignes peut seul le faire, mais qu’il est absent. Il faut se résigner. Je ne le fais cependant qu’en donnant un autre tour à mon idée.
Au lieu de vigne, me dis-je, je planterai des chênes, et me voilà ramassant des glands sous les grands chênes dans la partie du vaste enclos du Vatican qui est sous bois de haute futaie. Nous admirâmes à loisir les jardins, la belle vue de Rome et la vallée du Tibre que l’on possède d’une terrasse qui domine les fortifications, du côté de la porte dite Angelica. Et, sous les fenêtres du Vatican,dans la partie du jardin qui contient un petit bassin sur lequel flotte une frégate en miniature, armée et équipée. Réunis autour de ce bassin, nous y chantâmes en choeur l’Ave Maris Stella entonné par l’abbé Caillaux et Madame de Beauchaine, toujours disposée à chanter.
En sortant du jardin, il était près de quatre heures. Au lieu de rentrer directement chez nous, Mesdame de Beauchaine et Jégou ainsi que M.M. Caillaux et de la Tocquenaye se dirigèrent vers le palais du Vatican où M. de la Tocquenaye avait à voir Pierre Burgis, valet de chambre de Sa Sainteté. Je n’y suivi pas ces personnes, et me trouvant fatigué, je rentrai directement à mon hôtel, mais pédestrement. Une heure après ma femme rentra également et me raconta sa visite à Pierre Burgis, ce qui m’intéressa beaucoup. Voici sa narration.
Neuf octobre, récit de Madame Jégou
» Pierre Burgis, breton originaire de Fougères, je crois, est l’un des quatre camériers attachés à la personne du Saint-Père dans la chambre duquel il couche avec un autre camarade, à tour de rôle. Il rend aux français et surtout aux bretons tous les services que sa position lui permet. On dit que c’est le Révérend Père Brichet qui l’a placé près du Saint-Père. Monsieur l’abbé de la Tocquenaye ayant quelque demande à obtenir, peut-être une admission à la messe du Saint-Père, a cru devoir s’adresser à Pierre Burgis et il nous a proposé de l’accompagner. Quant à M. le curé de Guérande, il ne nous a pas suivi. Je crois qu’il s’est rendu à la chancellerie du Vatican, ou près d’un cardinal quelconque.
Ayant donc demandé à parler à Pierre Burgis, on nous a conduit dans le Vatican, et après avoir monté bien des marches d’escaliers et traversé une cour, nous avons sonné à une porte. La personne qui est venue nous ouvrir était Pierre Burgis lui-même. Son appartement est assez propre, il se compose de trois pièces spacieuses disposées en enfilade. La fenêtre de l’une de ces pièces ouvre sur un bacon d’où l’on domine la place Saint-Pierre. Ce bacon était chargé de pots de fleurs. Comme nous avions, Madame de Beauchaine et moi, les mains garnies de fleurs et feuillages dérobés dans le jardin du Vatican, Burgis voulant nous être agréable, nous offrit des fleurs de son balcon.
Je ne sais quelle demande M. d ela Tocquenaye fit à Burgis, car il lui parla tout bas. Mais nous, nous l’assaillîmes de demandes formulées tout haut. Nous tenions à avoir des objets ayant appartenu au Saint-Père, et Burgis voulut bien donner satisfaction à nos sollicitations. Ainsi j’ai obtenu pour ma part des cheveux du Saint-Père, des morceaux de ses vêtements. M. l’abbé Caillaux imitant la conduite que nous avions tenue dans les jardins, a dérobé une des nombreuses photographies du Saint-Père qui tapissaient la chambre de Pierre Burgis. Nous somme partis enchantés de M. Burgis, mais en sortant nous nous sommes débarrassés de ces fleurs en les mettant avec celles du jardin de Saint-Pierre. »
Le lendemain dimanche dix octobre, cinquième jour de notre arrivée à Rome, c’est à l’autel de la chaire de Saint-Pierre que nous devions entendre la messe prescrite pour le jubilé du pèlerinage nantais. En outre, le groupe guérandais tout entier devait assister à l’audience de Sa Sainteté donnée le même jour à midi aux pèlerins de la Franche-Comté qui se trouvaient à Rome en même temps que les nantais, ainsi que je l’ai déjà dit. Et comme il fallait se mettre en tenue pour cette visite, les hommes en frac noir et cravate blanche, les Dames en robe de soie noire et coiffées d’un voile noir, nous voilà tous dès sept heures du matin en habits et en robes de soie.
M.M. Gageot et Perraud étant partis de France sans habits, étaient allés la veille à la découverte de ce vêtement indispensable, disait-on pour paraître devant le Saint-Père. Ils parurent devant nous costumés d’une façon presque ridicule, le jeune Perraud entre autres, long et maigre, avait un habit beaucoup trop grand pour lui et dans lequel il flottait comme un échalas. Ces messieurs avaient extrait ces splendeurs chez un brocanteur juif du ghetto, nous dirent-ils, mais à titre de location seulement moyennant dix francs par jour !
Quoi qu’il en soit, comme le temps passait, on jugea que le déguisement était convenable. L’abbé Caillaux ajouta même que ces messieurs avaient l’air de sous-préfets, compliment flatteur déterminant, et nous voilà en voitures, roulant de nouveau vers la basilique de Saint-Pierre, où M. l’abbé Morel célébra la messe du pèlerinage ayant cette fois pour servant M. Le comte de Maignan de la Verrie, l’un des commissaires du pèlerinage nantais.
A l’issue de cette messe, l’abbé Morel prévient les pèlerins qu’ils pourraient descendre dans la crypte de la confession de Saint-Pierre, les femmes comme les hommes, par autorisation spéciale, mais par groupes de deux cents personnes seulement, et que la visite de chaque groupe ne pouvait durer plus de dix minutes. Nous laissâmes les plus pressés accomplir les premiers cette pieuse visite. L’abbé Caillaux et moi nous nous rendîmes dans un mauvais restaurant de la place Saint-Pierre, où nous déjeunâmes à la hâte. Cela fait, nous rentrâmes à la basilique, assez à temps pour visiter la crypte.
Après cette visite, je restai seul dans la basilique, l’abbé Caillaux étant allé à la sacristie remplir certaines formalités pour pouvoir dire la messe à l’autel du tombeau de Saint-Pierre. Quant à moi qui avait bien promis en partant pour Rome d’y gagner les indulgences du Jubilé, je m’adressai à l’un des confessionnaux portant cette inscription latine : lingua gallica. Pendant que je remplissais ce devoir religieux, la basilique s’animait peu à peu. C’étaient les pèlerins franc-comtois qui se réunissaient au pied de l’autel de la chaire de Saint-Pierre pour y entendre la messe, avant de se rendre à l’audience du Saint-Père à laquelle le groupe guérandais devait participer, grâce à l’obligeance du Père Brichet. Louis et nos autres compagnons arrivèrent également, après avoir déjeuné au même restaurant que l’abbé Caillaux et moi.
Après la messe des franc-comtois célébrée par le jeune ecclésiastique qui était le président de ces pèlerins, celui-ci fit quelques recommandations au sujet de l’audience papale, et il eut soin de dire et de répéter que l’audience étant spéciale pour les franc-comtois, ceux-ci devaient prendre et garder le premier rang sur les autres visiteurs admis à la même audience. Cette observation s’adressait très particulièrement aux pèlerins bretons. Pendant ce temps nos Dames, disséminées dans la vaste basilique, disposaient leur toilette et surtout leur coiffure. Saint-Pierre est tellement vaste , l’on s’y isole tellement que l’on perd en quelque sorte de vue la sainteté du lieu. Nos Dames quittèrent donc leur chapeau et ,s’aidant les unes les autres, disposèrent sur leurs cheveux le voile qui forme la coiffure de cour des italiennes.
L’heure étant venue, les besançonais se mettent en marche pour la Vatican, suivis des nantais qu nombre de cinquante à soixante au minimum et d’un grand nombre d’autres personnes étrangères aux deux pèlerinages, franc-comtois et lorientais. Nous arrivons après avoir gravi plusieurs escaliers et traversé une cour, dans une vaste salle qui se remplit bientôt. Dans une embrasure de fenêtre, nous déposons chapeaux, manteaux et pardessus, et après dix minutes d’attente, les portes de la salle d’audience s’ouvrent, chaque visiteur y est admis, après avoir remis entre les mains des camériers, huissiers, ou chambellans qui se tiennent à l’entrée, la carte d’admission à l’audience.
La salle est vaste, éclairée par quatre grandes fenêtres, et décorée de tableaux de peintures représentant des sujets religieux et des paysages. Dans le fond s’élève un trône couvert d’un baldaquin. A l’autre extrémité faisant face au trône, existe un groupe religieux en sculpture . Autour de cette pièce qui peut mesurer vingt mètres de long et douze de largeur, règnent des banquettes recouvertes de crin noir. Les pèlerins franc-comtois, bretons et autres remplissent cette vaste pièce, au nombre de cinq à six cents, sans aucun ordre. Cependant on remarque que les franc-comtois se réunissent le plus possible dans la partie rapprochée du trône.
Bientôt le président des franc-comtois invite les assistants à se ranger sur deux lignes; les femmes d’un côté et les hommes de l’autre, de façon à laisser un milieu de la salle en espace libre, afin dit-il que le Saint-Père puisse parcourir les rangs et bénir les pèlerins. Dès qu’il paraîtra, disait-il, tout le monde se mettra à genoux, on ne devra se relever qu’aux premiers mots du discours qu’il se propose de prononcer. Pour se conformer à l’invitation qui venait d’être faite, les deux lignes se forment, les femmes à droite et les hommes à gauche. Mais l’espace entre les deux files est trop resserré, et les bretons ne laissent pas tous aux franc-comtois les places de devant et surtout celles qui sont voisines de la porte par laquelle le Saint-Père doit entrer. On observe à ce sujet des signes d mécontentement parmi les Dames franc-comtoises, mais les Dames bretonnes n’en tiennent aucun compte et je remarque postée presque en hôte de ligne du beau sexe, ma femme et l’inséparable Madame de Beauchaîne.
Enfin après quatre heures d’attente, une légère agitation se manifeste dans le haut de la salle, c’est le Saint-Père, c’est l’auguste Pie IX qui fait son entrée. Sa vue ne produisit pas sur moi l’effet auquel je devais m’attendre ; c’est qu’il me sembla voir un personnage que je connaissais déjà, tellement les portraits du vénérable vieillard lui sont ressemblants. Pie IX est accompagné de cardinaux et d’officiers de sa maison, mais l’attention se porte uniquement sur Sa Sainteté qui prend place sur son trône ayant à ses côtés deux cardinaux.
Les assistants qui s’étaient agenouillés dès l’apparition du pape, se relevèrent bientôt, et le président du pèlerinage franc-comtois lut, d’une voix sonore et accentuée un long discours, qui fut écouté avec beaucoup d’attention par le Saint-Père. L’orateur parla du dévouement des français en particuliers des franc comtois envers la personne sacrée du Saint-Père, déplora les conditions actuelles de la politique européenne et la situation faite à la papauté, mais il avait l’espoir que cet état ne serait que passager et que bientôt Pie IX verrait le triomphe de l’Eglise.
Pie IX répondit assez longuement au long discours des franc-comtois; mais il s’exprima en italien et je ne pus comprendre un traître mot. Il fut écouté avec un silence complet. Cependant certains passages compris de quelques personnes causa un léger mouvement d’hilarité qui me fut ainsi expliqué. Le pape remercia les franc-comtois de leur présent d’argent qui avait été versé en belles pièces d’or quelques jours auparavant. il aurait dit que la France malgré des désordres épouvantables était redevenue riche et que chez elle circulait une belle monnaie sonnante, tandis qu’en Italie, on ne voyait qu’une triste monnaie qui ne fait aucun bruit.
Le pape faisait allusion au papier monnaie italien, pour ainsi dire l’unique moyen d’échange actuel en ce pays, puisque durant les vingt-huit jours que j’y ai passé, je déclare n’avoir vu ni pièce d’or, ni pièce d’argent italienne et que c’est avec de la difficulté que j’ai pu, de temps en temps, me procurer de la monnaie de cuivre. J’ai dit que le pape avait écouté avec grande attention le discours franc-comtois. Dans un passage du discours, l’orateur franc-comtois ayant dit que la tête de Pie IX était la plus illustre de toute l’Europe et du monde entier, je remarquai un léger mouvement de tête accompagné d’un mouvement d’épaule par lesquels le vénérable Pontife avait l’air de dire : Peuh ! Euh !…vous êtes bien flatteur…
Le pape avait parlé étant assis ; il se leva pour bénir les assistants, eux , leurs familles et parents jusqu’au troisième degré ; il déclara ensuite en français qu’il bénissait les objets de piété dont les assistants étaient porteurs. Il s’exprime assez correctement en français, mais avec un accent italien très prononcé.
Pie IX marche péniblement, ou plutôt lourdement, en traînant un peu les pieds ; mais sa voix est forte et sonore, le geste énergique et l’oeil animé ; il paraît plus vieux lorsqu’il marche et quand il parle. Sa physionomie exprime la plus grande bonté, elle est des plus sympathique. Après ces discours qui durèrent à peu près vingt minutes, le pape se retira avec sa suite par le même chemin qu’à son entrée ; l’assistance s’agenouilla sur son passage, mais elle fut fort désappointée de ce que Sa Sainteté ne passait pas dans les rangs. Pie IX était vêtu d’une soutane et d’un camail de laine blanche , coiffé d’une petite calotte rouge qui tranchait sur sa tête blanche, et chaussé de pantoufles rouges; une croix d’or portée en sautoir ornait sa poitrine.
L’audience commencée à midi était terminée à midi vingt cinq minutes. La foule des assistants s’écoula au dehors, par la voie qui l’avait amenée, et bientôt elle se dispersa, qui à pied, qui en voiture. Cependant les franc-comtois se réunirent à la Confession de Saint-Pierre, m’a-t-on dit, où ils chantèrent un Te Deum d’actions de grâces, et signèrent l’adresse dont leur président venait de donner lecture à Sa Sainteté, pour être remis à la chancellerie du Vatican. Quant à moi, laissant ma femme et ses compagnons monter en voiture et rouler vers la rue Babuin, je pris pédestrement le chemin de la ville, et après avoir passé le pont Saint-Ange, je m’enfonçai dans les rues tortueuses de Rome, marchand à l’aventure, examinant à droite et à gauche les personnes et les choses, pour me faire une idée de la vie de cette ville.
J’arrivai, après bien des tours et des détours, à la place de Venise, où je rencontrai M. et M. et Madame Gageot et M. Perraud dans une voiture de place dans laquelle ils m’offrirent une place que j’acceptai avec empressement , tellement j’étais fatigué de ma course. Nous nous rendîmes place du Capitole avec l’intention de visiter le musée célèbre qui se trouvait sur cette place. Mais nous nous étions mal pris, il était trois heures , le musée venait d’être fermé au public. De là nous nous rendîmes à l’église Sainte-Marie d’Aracali, élevé sur l’emplacement d’un temple dédié à Jupiter Capitolin, actuellement desservie par les moins franciscains. Nous ne pûmes voir la statuette de l’enfant Jésus dite de Sanctissimo
5976 Bambino, sculptée par un moine et coloriée pendant son sommeil par Saint-Luc, selon une tradition. Cette statuette précieuse, conservée dans la sacristie de cette église, faisait des visites en ville, près des malades, nous fut-il dit. Après avoir rapidement, comme toujours, visité les richesses et les curiosités de plusieurs sortes de cette antique église, nous retournâmes sur la place du Capitole. Là je rencontrai ma femme, Madame de Beauchaine et M. l’abbé Hormel qui venaient d’y arriver en voiture. Je repris avec les arrivants la visite de l’église de l’Aracali, puis descendant les escaliers du mont capitolin, du côté du forum romain, nous visitâmes avec un intérêt toujours croissant les ruines des monuments qui recouvraient il y a quinze ou seize siècles cette belle place aujourd’hui en contrebas du sol actuel d’environ de quinze à vingt pieds. Poursuivant notre route en côtoyant la gauche du forum, nous visitâmes les nombreuses ruines monumentales qui se succèdent dans cette partie jusqu’à l’église Sainte Françoise Romaine.
Etant remontés en voiture tous les quatre, M Hormel, Mesdames de Beauchaine, Jégou et moi, nous nous fîmes conduire à la basilique Sainte-Cécile, dans le Trastevère. Le trajet était long, mais il nous reposait. Nous traversâmes le Tibre sur les ponts Saint-Barthelemy qui sont très curieux. L’envie de visiter l’église Saint-Barthelemy située dans l’île reliée à la terre ferme par les ponts du même nom ne manqua pas, mais comme Madame de Beauchaine tenait avant tout à voir l’église de Sainte-Cécile, sa patronne, et que le jour était avancé, nous poursuivîmes notre route. Pour arriver à Sainte-Cécile nous traversâmes un quartier bien populeux, mais bien pauvre. L’église est précédée d’une grande cour d’un aspect misérable et malpropre.
L’église elle-même n’a rien de bien remarquable extérieurement ni intérieurement , mais elle rappelle au souvenir par ses peintures, et les reliques des faits de la vie et de la mort de Sainte-Cécile qui était une grande dame romaine et dont le palais existait en l’endroit même où existe l’église consacrée à sa dévotion. Nous visitâmes la crypte où est le tombeau de la sainte dont le corps bien conservé, dit-on, a été trouvé dans les catacombes. Une chapelle située en dehors de la nef, à droite, a été érigée sur l’emplacement de la salle de bain où la sainte a reçu le martyre. En sortant de cette visite que nous ne fîmes pas sans nous sentir émus, Madame de Beauchaine sollicita du religieux qui nous servait de guide, une relique quelconque de sa patronne. Je tâcherai de vous en procurer, répondit-il, mais cela sera difficile. Je reviendrai, répliqua la comtesse qui, pour se faire bien voir, glissa dans sa main une pièce de monnaie italienne, c’est-à-dire un billet de banque qu’elle croyait de deux livres, mais qu’elle reconnut aussitôt pour être de dix livres. L’erreur était irréparable, le religieux s’empressa de nous saluer, il tourna le dos et disparut dans le couvent attenant à l’église. Madame de Beauchaine est retournée à l’église Sainte-Cécile, mais elle n’ a plus revu son religieux. Quant aux reliques de la sainte, elle n’a pas réussi à s’en procurer. C’est égal, dix lires pour récompenser une description et une visite d’une demi-heure, c’était raide.
Jusqu’à ce moment, je n’avais pas encore vu tendre la main à Rome. Mais dans la cour de l’église Sainte-Cécile j’eus un échantillon de la misère abjecte du peuple de cette ville. Une vieille femme était déguenillée et la poitrine toute débraillée, de l’aspect le plus misérable, vint nous demander l’aumône. Mais nous restâmes sourds à ses prières, et Madame de Beauchaine lui fit au contraire une verte réprimande sur son état d’ivresse. Il est vrai que la Dame venait de s’apercevoir de sa largesse involontaire à l’égard du religieux dont j’ai parlé, et qu’elle ne devait plus être disposée aux générosités.
Il était plus de quatre heures quand nous sortîmes de Sainte-Cécile. Nous nous fîmes conduire en voiture place Colonna où est situé l’hôtel de la poste, M. l’abbé Hormel et Madame de Beauchaine avaient l’espoir d’y trouver des lettres de France. De là nous poursuivons notre chemin, pédestrement jusqu’à la place d’Espagne où nous prîmes moyennant dix centimes chacun un rafraîchissement qui fut composé sous mes yeux par un industriel en plein air. Il s’agit d’un breuvage composé d’un quartier de citron dont le jus exprimé au moyen d’un instrument dans un verre est mêlé de sucre et largement étendu d’eau fraîche. Le goût en est très agréable, c’est très rafraîchissant et pas cher.
M. l’abbé Hormel nous ayant quitté pour rentrer à son hôtel, Mesdames de Beauchaine, Jégou et moi nous montâmes l’escalier de la Trinité du Mont, passâmes devant le portail de l’hôtel de l’Académie de France, où flottait le drapeau français, et dirigeâmes nos pas vers la promenade du Pincio où la foule se portait. Bientôt nous nous trouvâmes au milieu du beau monde de Rome attiré vers cette promenade admirable par la musique militaire qui faisait entendre à ce moment les morceaux de son répertoire.
Nous prîmes place sur des sièges moyennant dix centime, comme à Paris, et tout en écoutant la musique, qui ne nous parut pas des meilleurs, nous examinâmes le beau monde de Rome circulant et papillonnant autour de nous dans des toilettes copiées sur les modes parisiennes Nous passâmes ainsi près d’une heure, très agréablement. Le jour commençait à baisser quand la foule vint à s’éclaircir. Nous prîmes à pas lent le chemin de notre restaurant. Chemin faisant, nous contemplions la ville de Rome sur laquelle on jouit d’une belle vue splendide du haut des allées sinueuses du Pincio. A ce moment nous vîmes s’élever dans les airs un ballon d’assez gros volume, parti de la direction de la villa Corsini, rive droite du Tibre. Poussé par un vent à peine sensible du sud-est, c’est-à-dire qu’il se rapproche de nous. Son ascension n’atteignit pas plus de trois cent mètres, au-dessus de la place Navone, à peu près ; puis nous le vîmes s’abaisser peu à peu et toucher terre aux abords extérieurs de la porte du Peuple. A ce moment la brume du soir s’emparait de la ville. Nous quittâmes le Pincio, et reprenant la place de la Trinité du Mont, nous descendîmes l’escalier qui mène à la place d’Espagne, et au pied duquel est situé notre restaurant habituel.
A notre arrivée au restaurant, nos compagnons guérandais étaient attablés. Toutes les tables de la salle étaient occupées et l’animation était assez grande. C’est que tous ces convives étaient bretons ou franc-comtois et que chacun ayant l’esprit plein des impressions et des souvenirs de la journée avait à un abondant répertoire à dérouler à ses voisins, un répertoire d’autant plus varié que tout le monde n’avait pas vu les mêmes choses, les groupes s’étant dispersés, éparpillés dans Rome ou aux environs. Chose curieuse, ce qu’il y avait de plus beau était toujours aux dires de l’un des interlocuteurs ce que l’autre n’avait pas vu. Je suis allé en tel endroit, j’y ai vu telle chose, disait l’un. Je n’ai pas vu cela répondait l’autre. Comment ! répliquait le premier, vous n’avez pas été là ? Il faut y aller absolument, vous n’avez rien vu de si beau, de si intéressant, etc., etc. Ce langage, il m’a été tenu vingt fois, et je l’ai bien entendu cent fois, sinon mille durant mon voyage en Italie.
Assurément, nous ne prêtions pas l’oreille aux conversations tenues aux tables voisines. Ce pendant, le diable se mêlant probablement, nous entendîmes des Dames attablées non loin de notre couvert parler de la visite au Saint-Père. L’une d’elles fit cette observation : nous étions assez mal placées pour voir Pie IX, les bretonnes s’étaient emparées des meilleures places. Cela fit sourire nos Dames que cela touchait directement, particulièrement Madame Jégou et de Beauchaine qui avaient réussi, comme je l’ai dit, à se placer au premier rang sur le passage du Saint-Père, et dont la taille élevée dut certainement gêner les plus petites, comme les dames franc-comtoises qui se plaignaient, si elles avaient eu le désagrément de se trouver derrière.
Le dîner se prolongea jusque vers sept heures et demie, pour terminer la journée, Mesdames de Beauchaine, Jégou et moi, nous nous rendîmes selon notre habitude sur le Corso en suivant la belle rue Condotti, mais au lieu de faire tout simplement notre circuit habituel, pour nous rendre à notre hôtel, nous allâmes nous asseoir au café de Rome que nous nous connaissions pour y avoir dîné le jour de notre arrivée, et là nous savourâmes des glaces d’une facture parfaite et d’un goût exquis.
Je ne veux pas clore le récit de cette journée du dix octobre si bien remplie, sans raconter un petit incident que je m’aperçois avoir omis.
Fin 5981.
(… ) En gare du Mans, nous rencontrâmes avec une surprise agréable la jeune Madame Marsille qui venait de Solesmes où elle a une belle-soeur religieuse bénédictine sous le nom de Soeur (?). A Angers, où elle avait quitté le train avec son mari, le 27 octobre, Mme Marsille avait trouvé sa belle-mère, ses deux petits-enfants et leur bonne. De là ils étaient allés ensemble à Solesmes (…) Nous avions des billets de 2e classe et Mme Marsille des billets de 1ère de sorte que nous ne voyagions pas ensemble. Mais à Redon, nous fûmes rejoints par M. Marsille, que les affaires avaient obligé de passer par Nantes, et de Redon à Sainte-Anne, nous fîmes route dans le même compartiment.
A Sainte-Anne, demeure des parents de Mme Marsille, celle-ci nous quitta avec son mari et les enfants, pour ne rentrer à Lorient qu’après les fêtes de la Toussaint. Quant à nous, poursuivant notre route, nous arrivâmes à destination le vendredi soir 29 octobre à neuf heures. L’omnibus de l’hôtel de l’Europe nous déposa sur la place de la Plaine à l’entrée de la rue Saint-Pierre : impossible aux voitures d’entrer dans notre rue par suite des bouleversements de terrain, de tranchées profondes creusées dans la partie de cette rue comprise entre la Plaine et la rue de l’église, pour établir de nouveaux conduits des eaux destinés à alimenter la fontaine monumentale que l’on érigeait à l’angle des rues d’Orléans et de l’église (…)
15.2 Les contes de Saint-Tugdual
Veillée au manoir de Kersallic en Saint-Tugdual. Les sorciers. Le Bugul-Noz. Les loups-garous. Basse-Bretagne. Contes populaires.
Les sorciers
Ce texte est daté du 3 août 1840 et signé Jégou. Il est âgé à ce moment-là de 15 ans. S’agit-il de lui ou d’un membre de sa famille ? La finale de signature rappelle quelque peu celle de François Jégou greffier, mais que signifient les éléments O:M: qui précèdent le mot Jégou ? S’agit-il d’un conte réel de veillée en centre-Bretagne ? En tout cas ce conte n’est pas écrit en breton. S’agit-il d’une traduction d’un conte de veillée en breton ou ce texte était-il initialement raconté en français ? L’écriture est très appliquée avec beaucoup de lettres majuscules. Le style d’écriture ainsi que le vocabulaire choisi et les tournures d’expression sont celui d’un bon élève ayant fait des études de langue française, caractéristique de François Jégou qui avait suivi des études au séminaire de Saint-Méen. C’est un conte dans lequel les lieux mentionnés le situent non loin de Guéménée-Sur-Scorff, ville natale de François Jégou. Dernière caractéristique, le chiffre 3 correspond à son écriture habituelle.
© Médiathèque de Lorient
Il y avait déjà près d’une heure que j’étais assis au foyer de Mathurin Sivy, fermier au manoir de Kersallic, en la commune à Saint-Tugdual, quand notre conversation comme il arrive presque toujours dans les veillées du paysan bas-breton, tomba sur les sorciers, les lutins et autres esprits fantastiques , qui hantent les bois, les champs et les Eaux de la Bretagne. Comme je m’efforçais de combattre les idées superstitieuses de Mathurin, il finit par s’impatienter et s’écria :
– Mille Dieux ! Monsieur, vous me ferez damner en jurant , avec votre incrédulité que je ne puis comprendre. Que diable vous sert donc d’étudier, à vous autres , si c’est pour apprendre à nier des choses si claires, que tout le monde les voit. Tenez Monsieur, si je n’avais peur que vous ne vous moquiez de moi, je vous raconterai bien un fait , qui est certain, et qui s’est passé il n’y a pas longtemps.
C’était là que j’en voulais venir. Une histoire était tout ce qui me fallait, et je rassurai Mathurin, en lui promettant de croire, ou du moins de ne rien dire si je ne croyais pas.
– Vous voyez bien ce Manoir où nous sommes, dit le fermier. Eh bien ! Dans le petit pavillon, tout à côté, demeure Job Juberay, qui jouit d’une réputation de sorcellerie fort méritée, je vous assure. Il y a bien aussi dans le village de Khoz Job Le Nigen qui est un assez bon sorcier. Mais Job Juberay du pavillon est plus fort que lui. Il le lui a prouvé soigneusement il y a quelques jours.
Voici l’affaire
– La femme Le Malécoz , de Cohiniac en Plouray que vous connaissez peut-être, se trouvait en grand danger de mourir : elle perdait tout son sang et on ne pouvait venir à bout de l’arrêter. Aussitôt en grande hâte, on fit venir Joseph le Nigen, qui se mit à l’oeuvre, avec tous ses sortilèges. Mais il eut beau faire, ses paroles magiques ne produisirent aucun effet : le sang de la jeune femme continua de couler plus fort que jamais. Alors on songea à Job Juberay du pavillon du manoir : on lui dépêcha un exprès pour l’informer qu’on avait besoin de lui et le prier de se hâter s’il voulait arriver à temps.
Mais Job Juberay dit à l’express de Cohiniac :
– Je ne quitterai pas le pavillon et je guérirai votre maîtresse. Je ne travaille pas, moi, avec de vaine formules qui ne signifient rien. Je n’opère pas avec de vaines grimaces et je guéris pourtant. Prenez cet anneau d’acier . De retour à Cohiniac, vous l’appliquerez à nu sur la poitrine de la malade et vous verrez si le résultat se fait attendre. Voilà tout ce que j’ai à vous dire. Vous m’avez entendu, partez !
Ce qu’avait ordonné Job Juberay fut fait comme il l’avait dit : l’anneau d’acier fut placéà nu sur la poitrine de la femme Le Malécoz. Et je veux que le diable m’emporte si le sang ne s’arrêta pas aussitôt, et si, deux jours après, la femme Le Malécoz n’était pas sur ses jambes, gaillarde, et forte comme par le passé.
A ces mots Mathurin Sivy me regarda d’un air triomphant comme pour s’assurer de l’effet que son récit avait produit sur moi. J’avais envie de rire, mais je me retins.
-Ma foi, dis-je à Mathurin, cet anneau d’acier est vraiment merveilleux
-Merveilleux, Monsieur, s’écria-t-il. Je le crois bien..Mais vous n’en serez plus étonné , quand vous saurez que ces sortes d’anneaux sont bénis
-Bénis ! M’écriai-je à mon tour. Et par qui donc ? Est-il un seul prêtre au Monde qui voulût se prêter à une pareille cérémonie, surtout s’il en connaissait le but ?
-C’est vrai Monsieur, c’est vrai. Aussi n’est-ce pas au prêtre qu’on s’adresse pour cela. Pour être sorcier, on n’est pas une bête, voyez-vous ? Et cependant …Mais suffit ! Dans ces circonstances on a recours au bedeau , qui fait d’abord le difficile. Mais quand on lui a…Ici Mathurin fit le geste d’un homme qui compte de l’argent..
-Vous comprenez, continua-t-il, il n’y a plus moyen de résister. Le bedeau prend l’anneau d’acier, qu’il va poser sur l’autel, entre la nappe et la pierre sacrée. Cela fait, le prêtre dit sa messe et non seulement il bénit l’anneau, mais encore il le consacre en même temps que l’hostie. Et voilà.
-Je comprends maintenant lui dis-je. Mais dites-moi Mathurin comment il se fait que, possédant des secrets aussi merveilleux, aussi utiles, Job Juberay du pavillon et son confrère Le Nigen se trouvent néanmoins dans une condition voisine de la misère ? Job du Pavillon surtout qui est le plus savant et qui n’est cependant qu’un pauvre journalier
-Ah voilà. C’est que le bon dieu ne le veut pas apparemment parce que si les sorciers étaient dans l’aisance, ils ne voudraient plus peut-être employer la science de leur pouvoir pour le bien de ceux qui en auraient besoin. A vous dire vrai, je ne sais pas trop comment arranger cela. Ce qu’il y a de sûr, c’est que les personnes qui pratiquent la sorcellerie sont souvent exposés à de rudes épreuves.
Comment cela ! J’aurais cru , au contraire que ces bons sorciers auraient dû vivre respectés, heureux et tranquilles
-Oui !…Eh bien ! Qu’ils s’avisent donc de vouloir voyager seuls la nuit, et ils verront ce qu’il leur arrivera. Ils ne manqueront pas de rencontrer le Buguel-noz ( le berger nocturne ) qui les mettra dans l’état le plus déplorable. Le Buguel-noz est l’effroi des sorciers.
-Le Buquel-noz ? Expliquez-moi donc un peu Mathurin, ce que c’est le Buquel-noz
-Volontiers, Monsieur. Le Buquel-noz est le gardien de la nuit. Il veille sur les hommes pendant leur sommeil et protège les honnêtes voyageurs qui sont forcés de parcourir la campagne après le coucher du soleil. Mais, en revanche, il joue de mauvais tours aux coureurs de veillées, aux sorciers, aux ivrognes et à tous ceux qui sortent la nuit sans nécessité. Et à propos de cela, je me rappelle deux histoires que je vous conterai, si vous voulez.
-Je ne demande pas mieux, Mathurin, d’autant plus que vous contez à merveille.
-Ecoutez-donc : la première a rapport au Buquel-noz, et la seconde vous fera connaître quelque chose, que vous ne savez peut-être pas..
-Voyons-donc, Mathurin
-Il y a Yves Stephan, qui est un malin et de plus un gaillard robuste. Le hardi, dit-on qui n’a jamais eu peur. Un jour, comme à son ordinaire, il revenait fort tard de la foire du Faouët, où il avait bu largement, comme un vigoureux bas-breton qu’il était. En passant sur la chaussée de l’étang de Kersallic qui n’est, comme vous le savez, qu’à une portée de fusil d’ici, il se mit à frapper avec son Pen-Bac’h ( bâton à bête ) sur la vanne de l’étang et contre les hêtres plantés le long de la chaussée. Puis pour complément, il poussa un iou, hou, hou (1) prolongé. Il avait oublié le malheureux , que cette chaussée est sous la garde d’un Buquel-noz, ou peut-être s’en moquait-il..Qu’importe ! Tout à coup il se sentit enlevé par une main puissante, et, en un seul instant, il fut de l’autre côté de l’étang. C’est bon, dit tranquillement l’intrépide Stéphan, j’aurai moins de route à faire pour arriver chez moi. Merci, l’ami Bugul ! Merci !
Mais il avait à peine prononcé ce mot que le Bugul-Noz le relança sur la chaussée, et cette fois, Stéphan sentit que ses pieds avaient effleuré l’eau. Mais il n’eut pas peur : au contraire. Dès qu’il se trouva sur la chaussée, il se mit à jurer comme un diable, et, brandissant son bâton il chercha où pouvait être son invisible antagoniste, afin de se battre contre lui. Le Bugul-Noz se mit à rire et enleva de nouveau Stéphan qui faisait comme un enragé le moulinet avec son pen pac’h et qui se vit emporté par-dessus les hêtres, dont il toucha la cime. Le jeu dura toute la nuit. Le lendemain matin, quand le soleil se,leva, Stéphan, moulu, brisés se relevait de la dernière chute et regagnait lentement sa demeure. Songeant en lui-même, aux terribles évènements de la nuit. Depuis cela, je vous réponds que rien ne saurait obliger Stephan à sortir la nuit, sans nécessité.
-Ce que vous venez de me raconter là, Mathurin, me rappelle une anecdote du même genre que m’a raconté le maire de Langoëlan. Il m’a certifié que le fait était vrai et que l’aventure était arrivée à lui-même; la voici.
-Un soir, après avoir bien soupé à Tronscorff, chez M. Le Gogal-Toulgoët, il s’en retournait chez lui, joyeux et content, car il avait bu du bon vin. Obligé de passer sur un pont, qui était, disait-on gardé par un esprit, probablement le Bugul-noz. Il eut un pressentiment qu’il ne le franchirait pas sans accident. Cependant, résolu de surmonter la crainte qui commençait à s’emparer de lui, il s’avança bravement sur la tête du pont et se mit à siffler pour se donner du coeur.
-A siffler ! Il eut tort…interrompit Mathurin. Mais pardon, Monsieur, continuez.
-Qu’il eut tort ou non de siffler, je n’en sais rien, mais il m’a juré qu’il se sentit tout à coup saisit par une main vigoureuse et invisible et qu’il fut précipité dans le Scorff, qui par bonheur n’est pas profond à cet endroit. Il se retira de l’eau, mouillé, comme vous le pensez bien, et tout tremblant qu’il eut peine à regagner la demeure sa demeure. Dès qu’il fut rentré chez lui, un violent accès de fièvre mêlé de délire le força à de se mettre au lit.
-Pourquoi sifflait-il ? J’ai toujours entendu dire aux anciens , que lorsqu’on voyageait la nuit, il ne fallait ni siffler, ni tousser, parce que c’est là une espèce de défi qui ne tarde pas à être accepté. Dans ce cas-là, on est toujours sûr d’avoir le dessous.
-Je le croirai volontiers, mais, Mathurin, j’allais oublier votre seconde histoire, et cependant je ne veux pas vous en tenir quitte
-Aussi vais-je vous la dire, répliqua Sivy.
-L’histoire que je vais vous raconter, continua Mathurin Sivy de Kersallic, prouve que le Bon Dieu est puissant, et que ceux qui font le mal sont punis quelquefois même en ce monde, d’une manière terrible. Elle prouve aussi que le Bon Dieu n’est pas méchant, et que, s’il punit comme un maître , il sait aussi pardonner.
-Un soir, il y avait veillée au village de Coat er Bigo, et plusieurs jeunes garçons des fermes environnantes avaient pris leur pen-bac’h et s’étaient mis en route. Ils avaient le soin de partir de bonne heure, dans la crainte de rencontrer le Buguel-noz ou quelques mauvais loups-garous. Un de leurs camarades, Mathelin Le Breiz, qu’ils avaient fortement engagé à les accompagner, s’y était obstinément refusé : pour quel motif ? Il n’avait pas voulu le dire. Resté seul , Mathelin Le Braz fit ses prières et se coucha. Mais il ne peut dormir. Il pensait aux plaisirs de la veillée, que ses amis goûteraient sans lui. Il songeait à Barbe Le Crazic, dont il avait l’amour, et qui, peut-être, raconterait de belles histoires comme elle en savait tant, aux veilleurs de Coat er Bigot. Il n’y put tenir plus longtemps. Il se leva, prit son bâton de route et partit.
-A peine fut-il à une portée de fusil de sa demeure,, que des hurlements affreux se firent entendre au loin. Mathelin frémit, car il était seul et n’avait d’armes que son pen-bac’h. C’est égal : il ne voulut point retourner sur se pas, il continua d’avancer. Les hurlements qui l’avaient alarmé ne se renouvelèrent plus, et, comme il marchait à grandes enjambées, il se flattait d’arriver à Coat et Bigot sans dangereuse rencontre. Il se trompait : à la sortie d’un chemin creux, qui aboutissait à la grande route, un animal écumant s’élança brusquement sur lui. Pris au dépourvu, Mathelin eut peur, mais il se remit aussitôt. Il était vigoureux. Il saisit fortement l’animal par la peau du cou, le jeta par-dessus le fossé voisin, et se mit à courir en vain : car à peine eut-il atteint l’escalier du champ vis-à-vis de l’autre côté de la route, que l’animal furieux était près de lui , grondant comme le tonnerre et montrant ,une gueule enflammée, armée de dents menaçantes. Force fut au malheureux jeune homme de recommencer le combat. IL le soutient encore avec avantage grâce à son pen-bac’h, avec lequel il étendit son ennemi par terre. A quoi bon ? Le monstre qu’il n’avait pas tué se remit sur ses jambes et à chaque nouvel escalier, il s’élançait sur le pauvre Mathelin pour le dévorer ou le mettre en pièces. Enfin les forces de Mathelin l’abandonnaient et il fut au moment de périr. L’animal le tenait à la gorge et l’aurait étranglé sans quartier si par une inspiration soudaine, notre coureur de veillées n’avait tiré son couteau de sa poche et n’en avait frappé l’animal…
-Et maintenant, écoutez bien, Monsieur…A peine le sang du monstre eut-il commencé de couler, que Mathelin qui l’avait entouré de ses bras et l’étreignait avec force pour l’étouffer, se sentit à son tour pressé dans les bras d’un beau jeune homme , qui lui cria :
-Ah, Merci ! Brave Mathelin, Merci ! Je te dois mon salut, mon salut éternel…Mais, ajouta-t-il, tu dois le tien à ton courage et surtout à la blessure que tu m’as faite… Si tu m’avais manqué, c’en était fait de toi. J’étais en loup-garou et j’avais toute ma force ; car je n’avais encore fait que sept lieues.
A ces mots , les deux amis, s’embrassèrent et Mathelin emmena son loup-garou délivré, à la veillée de Coat et Bigot, où ce dernier compta son histoire, et , certes ce ne fut pas la moins intéressante de la soirée.
-C’est en vérité, une singulière et surprenante histoire que celle de ce loup-garou, dis-je à Mathurin. Et je vous aurais de l’obligation, si vous vouliez me donner quelques détails concernant cette espèce d’animaux, dont la race se perd à ce qu’il me semble.
-Oh ! Pour cela, Monsieur, vous avez raison. L’on voit beaucoup moins de loups-garous aujourd’hui que dans les vieux temps. Mais pour vous donner des détails à leur sujet, je ne suis guère en état de le faire. Tout ce que je sais se borne à peu de chose, et je le tiens des anciens. Ils m’ont dit que le Bon Dieu changeait ordinairement en loups-garous ceux qui avaient commis de gros péchés, qu’on ne pouvait les absoudre ; ceux qui restaient sept années consécutives, sans aller à confesse et ceux qui avaient passé sept fois sous l’ingré et le monitoire.
-Qu’entendez-vous donc , Mathurin, par l’ingré et le monitoire.
-Ma foi ! Je n’en sais rien. Les anciens disaient comme cela, et je le dis comme eux : voilà tout. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il ne fait pas beau être changé en loup-garou, Monsieur ! Les loups-garous sont hommes pendant le jour, comme les autres et ne subissent leur transformation que la nuit . Mais alors ils sont obligés de sortir, de courir toujours pour s’arrêter, jusqu’au lendemain matin, de parcourir ainsi une étendue de pays immense, attaquant, détruisant, renversant tout sur leur passage : et si quelqu’un les tue, ils sont damnés pour toujours. Mais aussi, leur délivrance est assurée pour peu qu’on leur arrache une seule goutte de sang.
-Tout cela est surprenant et merveilleux, sans doute, Mathurin, mais ce que vous me dites est-il bien vrai ?
-Bon ! Que le diable vous….Pardon, Monsieur, pas d’offense. Mais aussi pourquoi douter de ce qu’on vous assure ? Un honnête homme n’a que sa parole. Un sou est toujours un sou, une histoire est une histoire et je ne puis mieux faire que de vous raconter ce que les autres ont vu, puisque je ne l’ai pas vu moi-même. Je suis persuadé qu’il y a des loups-garous et pour preuve pas plus tard que vingt ans, il y en avait un au moins du Dréor, pas loin d’ici, en Priziac. La vieille femme qui me l’a rapporté est morte il y a peu d’années au bourg de Saint-Tugdual. Et à l’époque, où il faut nous transporter, cette vieille femme était servante au manoir du Dréor. Dans la même maison demeuraient deux frères, à peu près du même âge, tous deux valets, et couchant ensemble dans la grande écurie. L’un s’appelait François, c’était l’aîné : l’autre avait nom Louis. Les deux frères s’aimaient tendrement et l’un n’avait rien de caché pour l’autre. Ils étaient jeunes, bien portants, heureux. Mais le diable se mêla de changer tout cela.
-François était devenu triste et sombre les couleurs qui le rendaient beau s’effaçaient de ses joues : ses yeux hardis semblaient s’éteindre. Il ne riait plus avec son frère et sa main n’avait plus de force au travail. Chacun le croyait amoureux. Le Louis ne savait que penser, car François s’obstinait à se taire.
Seuls et réunis dans leur couche, quand Louis voulait causer le soir, François lui disait :
-Dors, j’ai besoin de repos
C’était tout. Aucune autre parole ne sortait de sa bouche. Le matin, quand Louis s’éveillait de bonne heure, le sentant près de lui le corps froid et glacé de son frère, et qu’il lui demandait s’il était malade, François lui répondait :
-Il m’a fallu sortir et rien de plus.
Mais sa parole était triste et son coeur soupirait pesamment. Cela dura longtemps ainsi. Cependant le jour vint où François ne put résister aux prières , aux instances, aux larmes de son frère. Il lui découvrit enfin le secret qui lui avait banni la joie de son coeur, le sommeil de ses yeux, la force de ses bras et il le fit en ces termes:
-Pour un péché qui n’est connu que de Dieu seul et que Dieu seul peut connaître avec moi . Je suis devenu loup-garou….Ne frémis pas, mon frère….Je suis un loup-garou, réprouvé de Dieu destiné à la peine en ce monde, à la domination dans l’autre. Chaque nuit il me faut sortir , et parcourir, sous la forme d’un loup, des campagnes sans bornes, courant toujours sans m’arrêter, détruisant, dévorant, bouleversant tout sur mon passage, et cela malgré moi…Toi même, mon pauvre frère, il te faudrait mourir si je te rencontrais, périr broyé entre mes mâchoires….O Mon Dieu !
Le malheureux François se tut, il avait besoin de reprendre ses forces avant de continuer. Louis lui serra la main.
-Merci ! lui dit François. Oh ! Si j’avais su ne pas t’inspirer d’horreur, il y a longtemps que je t’aurais dit mon secret et je serais , peut-être, sauvé aujourd’hui.
-Sauvé ! S’écria son frère, on peut donc te sauver .
-Il faudrait du courage
-Parle ! Que faut-il faire ?
-T’exposer à la mort
-Est-ce tout ?
-Ecoute, reprit François, qui sentait renaître en lui l’espérance, écoute ce qu’il faudrait faire et vois si tu veux l’entreprendre. Demain, quand la lune sera levée et que chacun dormira d’un profond sommeil, prends un javelot (2), que tu aiguiseras avec soin ; va ensuite te placer au carrefour de la croix et attends le silence. Je ne tarderai guère à y arriver. Tu m’entendras venir de loin, tout haletant. Alors arme-toi de courage, saisis ton javelot et, au moment où je voudrai m’élancer sur toi, pour te déchirer, frappe sans hésiter. Une seule goutte de mon sang répandu suffira pour me rendre à mon premier Je te devrai plus que la vie, mon salut éternel : car il faudra bien que je meure. Mes courses nocturnes et nos travaux de la journée ne sauraient tarder à me tuer. Et si ton dévouement ne venait à mon aide, je serai bientôt mort et damné
-Mais si j’allais en te frappant t’ôter la vie ! s’écria Louis, épouvanté de l’idée qu’en tuant son frère, il le damnerait pour toujours
-N’y songe pas : frappe sans peur. C’est ma seule chance de salut.
-A demain donc
Ils se serrèrent et se rendirent à leurs travaux du jour.
Le jour suivant, le Louis fidèle à sa promesse, se rendit au carrefour de la croix. Il avait son javelot, dont il appuya la pointe sur la terre, et il attendit en silence l’instant qui devait décider de la vie ou de la mort éternelle de son frère. Si le javelot lancé par une main tremblante, manque d’atteindre son but, c’en est fait du généreux Louis…Si, gardant tout sons sang-froid, recueillant son courage et sa force, Louis frappe avec vigueur, il peut donner la mort à son frère. Et quelle mort ! Grand Dieu ! Celle d’un loup-garou !
Telles étaient naturellement les pensées de Louis au carrefour de la croix et l’on peut convenir qu’il y en a des plus riantes. Quoiqu’il se soit, il ne songea pas longtemps. Le bruit d’une respiration forte et oppressée se fit entendre, c’était comme un bruit sourd et sombre, comme un grondement constant de tonnerre, et ce bruit s’échappait d’une poitrine haletante…Louis frémit et sentit ses cheveux se dresser sur la tête. Il mit son javelot en arrêt et dans ce moment solennel, il attendit encore ; mais un instant, un seul…Deux prunelles enflammées brillent dans l’ombre à deux pas de lui, un animal s’élançe…Mais ne craignez pas pour François : il n’avait été que blessé, d’une blessure légère à la main droite et il serrait Louis dans ses bras.
-Mathurin, m’écriai-je, que cette histoire est touchante. Combien je vous remercie de me l’avoir contée. Un jour encore, je reviendrai vous voir. Mais l’heure est bien avancée pour aujourd’hui. J’ai du chemin à faire. Adieu mon bon conteur.
Mathurin Sivy me pressa cordialement la main. Je serrai les sangles de mon cheval et je partis au galop, par le plus beau soir du monde.
Le 3 août 1840, signé O:M:Jégou
…
(1) iouher est un mot breton que nous avons été obligés de franciser pour exprimer le cri de Mathurin. Par contre il entendait l’action de certains paysans qui, quand ils marchent le soir dans les champs, s’amusent souvent à pousser un iou ..iou..iou, hou-hou ! . Prolongé, clameur sauvage et perçante, que répercutent les échos et qui est de nature à étonner, sinon à effrayer les voyageurs qui n’en connaissent point la cause . On dirait le cri d’un animal féroce.
(2) Les paysans donnent le nom de Javelot à une longue fourche terminée par deux longues dents de fer aigu