Brèves de cartes postales
Un espace, trois mondes : le port de Keroman à LOrient avant 1940
© Collection particulière
Nous sommes avant 1940, la base nazie n’est pas encore construite à droite.
Premier monde, celui des pêcheurs, des hommes réellement présents sur cette photographie, qui par leur travail harassant et dangereux lors des sorties en mer quotidiennes dans les bateaux en bois, à voile ou à moteur d’une pêche encore artisanale, empochent, sauf le patron, un petit gain salarié ou à la part,
juste de quoi faire vivre leurs familles, dans lesquelles les femmes doivent par leurs activités non rémunérées, repas de la famille, ménage dans la petite maison, élevage/éducation des enfants en bas-âge, petit jardin à exploiter pour se procurer au plus bas prix les légumes, couture des vêtements du pêcheur, ramendage des filets à domicile ou à l’extérieur, préparation de la si pénible corvée de la tannée, apporter une part majeure aux maigres ressources.
Second monde, celui de la pêche industrielle dont les navires à vapeur sont absents de cette photographie. Il comporte outre les pêcheurs salariés sur ces grands navires une autre catégorie sociale,
celle des ouvriers et des ouvrières, attachés à la production à la chaîne dans les ateliers de transformation du poisson à droite de la photographie – comprendre, éviscérage, ététage au couteau, écaillage à la brosse, découpage des filets dans le froid et l’humidité pendant de longues et interminables heures – aux salaires souvent plus bas que les pêcheurs,
et celui traditionnel des mareyeurs, commanditaires/donneurs d’ordres et transformateurs du poisson frais, qui impriment leur marque à la pêche locale lorientaise, véritables entrepreneurs locaux de la mer qui se font de solides revenus.
Troisième monde, à gauche au fond, celui de l’industrialisation économique qui va faire de LOrient le premier port de pêche industriel français de l’atlantique, constitué d’un
monde visible de grues sur portiques roulants et invisible sur cette image de tout un environnement logistique de flux charbonniers nécessaires à l’énergie des bateaux, d’une glacière pour la conservation des poissons, d’un secteur de réparation et d’entretien des navires ainsi que la mise en place de conserveries et de muscles ferroviaires qui vont acheminer cet énorme déversement d’animaux vivants ou dépecés vers l’espace national ou international, où les marges bénéficiaires sont énormes,
et d’un monde invisible, celui des financiers qui règnent réellement sur le port, celui des gros investisseurs de la Société du Port de Pêche de Lorient, une société privée qui gère le port depuis 1927 et ce pour 60 ans.
Un monde où l’argent n’est qu’une série symbolique de chiffres à manipuler dans un univers dégagé de toutes contingences matérielles, et ce par l’adaptation permanente aux nouvelles filières créatrices d’argent, mais aussi par l’endogamie résultant de mariages croisés qui assurent le maintien de fortunes colossales depuis plus de 50 ans, en Bretagne et à Paris.
Ces trois mondes vont connaître les conséquences de la crise de 1929 avec des intensités différentes,
la misère pour les pêcheurs/ouvriers marquée par des grèves,
les faillites pour les armateurs et les mareyeurs qui vont même – un comble – s’organiser en syndicats et faire également grève contre les financiers/gestionnaires de la Société du Port de Pêche de Lorient,
une baisse conséquente de revenus pour les financiers investisseurs mais qui ne grèvera qu’une partie de leur fortune, l’autre étant solidement assise sur la terre ou la rente immobilière.
Un lieu, trois mondes : le Grand Café à LOrient avant 1914
© Collection particulière
L’un des nombreux espaces de convivialité lorientais : immeuble en pierre de taille, hommes et femmes suivant la mode, canotiers, robes mousseuses, serveur en jaquette et col à plastron, et tout un monde de blanchisseuses en costume traditionnel et de livreurs de marchandises diverses en charrette à cheval ou à bras qui font vivre la ville au quotidien.
Deux mondes qui se côtoient, mais ne s’interpénètrent pas : le monde de la rente et le monde du travail physique.
Un troisième monde à l’étage et au premier plan dans la rue, le monde militaire, omniprésent à Lorient avant 1914.
Un espace de pouvoir : le Manoir de Saint-Huel à LOrient, avant 1939
© Collection particulière
Construit à Keryado par le malouin Jean-Marie Esnoul-Deschâteles, ce manoir est représentatif dans les années 1770 de l’apparence des célèbres malouinières.
Une très belle allée de somptueux châtaigners menait au manoir. Appelée auparavant la rue Saint-Uhel, c’est aujourd’hui la rue Esnoult Deschâtelets, derrière le nouveau collège Denise Court de Tréfaven.
Naturellement Jean-Marie est un aristocrate, un armateur, et le 3e maire de Lorient de 1774 à 1789. Pas vraiment un pauvre.
Son frère, Laurent Esnoult Deschâtelets, a construit secrètement le château de Soye pour Emilie sa femme adorée, grande propriétaire terrienne et fille d’armateurs, de son nom de jeune fille Offray de la Mettrie, de la famille du philosophe Julien du même nom, auteur de l’Homme-machine 1748 et de l’Art de Jouir 1751.
L’endogamie – le mariage entre personnes du même milieu social – est la pratique de base pour transmettre des patrimoines conséquents, et celui des Esnoult-Deschâtelets est très très conséquent. Quand il a fait faillite à Lorient – cela arrive même aux meilleurs – l’addition, très salée, se montait à plus d’un million de livres.
Faisant partie de la même famille puisqu’il s’est marié avec Adèle Esnoult Deschâtelets – la fille de Jean-Marie -, Audren de Kerdrel, décédé au manoir Saint-Huel, est maire de Lorient de 1821 à 1830.
Il a pour fils Vincent Audren de Kerdrel, qui lui est né au manoir de Saint-Huel, adversaire de Gambetta et de Jules Simon, député de droite sous la seconde République de 1848 à 1852, sous le Second Empire de 1852 à 1870, sous la IIIème République de 1871 à 1876, sénateur de la IIIème République de 1876 à 1899. Une très belle carrière politique
Un autre membre de sa famille est Dupuy de Lôme, né lui au château de Soye à Ploemeur. Tous les lorientais connaissent ce nom.
Ce manoir emblématique de l’histoire de Lorient – dont le chou de Lorient créé dans une de ses métairies – a été bombardé pendant la seconde guerre mondiale et non reconstruit.
Quatre modes de transport : Cours de Chazelles à LOrient, vers 1900.
© Collection particulière
Quatre modes de transport prépondérants dans la ville. A pied, en bicyclette, la charrette à deux roues, le charroi.
A pied est le lot de la plupart des lorientaises et lorientais. Rarissimes sont les propriétaires de voitures. Posséder une Panhard ou une De Dion Bouton n’est à la portée que de quelques happy few.
Le personnage de droite, un homme à casquette, à l’habit ample, la cinquantaine, solidement charpenté, est l’archétype du marcheur urbain. La quasi-totalité de la population ne se déplace qu’à pied, c’est qu’on est à des centimes près pour vivre le quotidien. Quel métier peut-il exercer ? Marin comme beaucoup à cette époque dans Lorient ? Non, la casquette ne convient pas, et la coupe du vêtement non plus. Plutôt un employé des chemins de fer qui ne sont distants que de quelques dizaines de mètres. Il a fini ses horaires de travail et se dirige vers l’extérieur de la ville.
Il en est de même pour un autre marcheur, mais celui-ci est littéralement attelé à sa tâche. Pas d’animal pour remplir cette besogne. Trop pauvre. Comme en Chine dans les années 1950, c’est l’homme l’animal de trait. Lui, il a aperçu le photographe et jette un coup d’oeil dans sa direction. Il est en sabots. Il rejoint les faubourgs proches de la campagne.
Une distraction dans une vie quotidienne entièrement vouée à l’errance urbaine professionnelle. Sa fonction est de livrer des produits de toute nature, alimentaires surtout, qu’il va vendre sur les marchés, la charrette servant également de présentoir, le piquet à l’arrière lui permettant de stabiliser l’ensemble. Il fait partie de ces populations qui vivent à la frange du nomade et du sédentaire.
L’énorme charroi à gauche convient aux flux de pondéreux de toutes sortes : les pierres pour construire, la terre pour améliorer les jardins nourriciers urbains, le bois et le charbon pour se chauffer car nous sommes en hiver, en témoigne le peu d’indices de feuilles sur les arbres. Toute une myriade de flux qui irriguent la ville depuis les campagnes ou les ports de Lorient.
Ici l’homme ne suffit plus, il faut un cheval. Le cheval est encore omniprésent à Lorient quand il s’agit de transport lourd. Souvent maltraité, nourri juste ce qu’il faut, exploité à la limite de ses capacité physiques, il est totalement dépendant de l’homme qui n’a pas encore acquis en 1900 une relation sentimentale ou de respect vis-à-vis de l’animal. Celui-ci n’est qu’une machine, dixit Descartes. Il n’est pas rare qu’ils meurent à la tâche.
La bicyclette rentre de plus en plus dans les moeurs, mais comme toujours il faut avoir une certaine aisance pour en posséder une. L’homme qui la monte est vêtu d’une veste à manches courtes qui laisse dépasser un pull, d’un pantalon avec pinces qui lui permettent de ne pas salir son pantalon, et de souliers. Ce n’est pas ni un paysan, ni un ouvrier. Il est le seul à rejoindre le centre-ville.
Le tram, dont on devine les rails au sol, est un cinquième mode de transport qui prend de plus en plus d’importance dans Lorient. Il commence à rentrer dans les habitudes d’une utilisation quotidienne, mais seulement par la petite et moyenne bourgeoisie.
Les migrations intra-urbaines sont faites essentiellement pour raisons de travail. Seul le cycliste semble appartenir à une nouvelle civilisation qui se dessine, celle des loisirs.
Un espace de loisirs : le Casino de la Perrière à LOrient, 1900
© Collection particulière
Lorient, Le casino de la Perrière, construit en 1907 au bout de l’actuelle rue du Bout du Monde : café-restaurant avec baies vitrées donnant sur la mer, et sur le parc arrière, deux terrasses pour le bar et le restaurant par beau temps, court de tennis, bains de mer avec cabines, organisation de régates. La construction de la glacière juste à côté en 1920 lui a été fatale.
Aujourd’hui le casino est à Larmor.
Sur les Quais : Enfance et adolescence à LOrient, 1910
© Collection particulière
Une partie de la population que l’on voit peu sur les cartes postales dans les années 1880 1914, et que l’on voit partout aujourd’hui dans les médias, la population enfantine et adolescente.
9 enfants et adolescents dans un décor portuaire. Des garçons exclusivement, pas une seule fille.
Ils ne paraissent pas misérables. Aucun mendiant en haillons. La majorité d’entre eux portent des sabots ou des galoches, un ou deux sont en souliers. Chaussettes montantes, pantalon long ou mi-long légèrement bouffant, gilet bien boutonné,veste, pèlerine complètent l’attirail vestimentaire. Tous portent une casquette sauf un qui arbore un béret, une vareuse et un pantalon de marin.
C’est que la situation de ces enfants et adolescents s’est considérablement améliorée. L’heure est à la protection de ces groupes par des adultes de plus en plus conscients de leur fragilité sociale.
Si les enfants et adolescents représentaient 20 % de la main-d’oeuvre dans les usines en 1850, embauchés légalement dès l’âge de 8 ans avec des journées de 8 à 12 heures, voir le lorientais Jules Simon qui publie L’Ouvrier de huit ans, il n’en est plus de même en 1910. Quatorze ans constitue l’âge minimum d’embauche et 10 heures de travail maximum leur sont imposées. Et – ne rêvons pas – la loi est souvent contournée, mais les abus sont désormais juridiquement sanctionnables.
Certains sont souriants, mais la plupart arborent une mine très sérieuse, de celle d’enfants et d’adolescents qui connaissent la réalité du travail et des rapports sociaux. Celui de droite en gilet et veste coordonnée adopte une attitude très proche d’un homme adulte.
Savent-ils lire ? Il y a de fortes chances puisque l’école est obligatoire depuis près de trente ans, et que de surcroît pour deux d’entre eux on les a choisis pour vendre des journaux.
Difficile d’en faire la réclame quand on ne sait pas ce que contient le produit que vous tentez de fourguer au passant à cor et à cri dans les rues. En tout cas, ils ont eu le réflexe immédiat de bien montrer ce qu’ils vendent, un journal avec énormément de texte et un journal avec de grandes images, ciblant deux types de lectrices et de lecteurs.
Une jeunesse que l’on devine aussi joyeuse. Un groupe de dégourdis connaissant par coeur la géographie des rues et des immeubles de LOrient et qui ne doivent pas hésiter à se faire farceurs. Parlant un argot qui leur est propre, mêlé de breton et de français, ils peuvent également devenir plus délurés et turbulents si l’occasion se présente, mais n’en a-t-il pas toujours été ainsi ?
Quel âge ont-ils ? De 10 ans pour celui qui éclate de rire, à 16 ans pour le plus renfrogné d’entre eux.
Dans quatre ans cette joyeuse bande adolescente commencera une guerre qui ne les concerne pas, et de laquelle peu reviendront ou comme gueules cassées. Leur chef de guerre, le vieillard Clemenceau dit Le Tigre, mourra lui tranquillement dans son lit, en 1929, à l’âge de 88 ans.
Un espace en reconversion permanente : le port de LOrient, 1930
© Collection particulière
Un Lorient qui finit sa reconversion pour s’ancrer dans le XXIème siècle
A gauche la Glacière du port de pêche construite en 1918 et inaugurée en 1920 pour lancer Lorient sur la voie de sa troisième mondialisation.
Après les épices, porcelaines et tissus de la Compagnie des Indes au XVIIIème siècle, et les conserveries de sardines au XIXème siècle, voici Lorient lancée au début du XXème siècle dans la pêche industrielle qui doit absolument posséder la maîtrise de la chaîne du froid.
A droite l’empire charbonnier de la maison Marcesche – un professeur de physique qui s’est reconverti en entrepreneur – à qui tout réussit, véritable corsaire d’industrie qui monte à l’assaut de toutes les filières : des scieries, trois chantiers dans le domaine des produits agglomérés, un garage, une énorme cidrerie, les Kaolins à Ploemeur, les bateaux à vapeur, le charbonnage, des parts conséquentes dans installations portuaires et ferroviaires, un empire qui s’étend jusqu’en Grande-Bretagne. C’est lui qui va inaugurer ce port de Keroman en 1927
Le passé est un pays où je ne vis plus, disait une jeune femme Nouba du Soudan, et Lorient se tourne au XXIème siècle vers d’autres défis, toujours mondialisés.
Un espace de convivialité bourgeoise : Un Déjeuner au jardin à Lorient, en 1866
© Collection particulière
Inspiré du convenable Déjeuner sur l’herbe de Claude Monet qui avait été exposé au Salon de Paris l’année précédente en 1865, et de la scandaleuse – au sens où elle a déclenché une tempête dans les rangs des spectateurs, et des spectatrices par son goût de la provocation érotique – toile d’Edouard Manet du même nom, exposée elle au Salon des Refusés trois ans auparavant en 1863, le photographe lorientais qui a immortalisé cette scène nous en donne une version bourgeoise très convenable dans un jardin familial entourant une propriété cossue – peut-être dans le quartier du Manio – de LOrient en 1866.
Le décor végétal occupe la moitié du cliché. C’est qu’on est très proche de la nature en ce milieu du XIXème siècle et elle constitue un des plaisirs simples de la vie quotidienne. Ce n’est pas un hasard si le paysage connaît une telle vogue dans le domaine pictural à partir des années 1860. Il ne s’agit pas ici d’un jardin potager nourricier, mais d’un espace d’agrément avec des arbres pensés pour l’ombrage, et des rosiers sur pied faisant contraste, par leurs explosions colorées, sur les masses de vert.
Nous ignorons s’il s’agit d’une réunion de famille ou de modèles choisis par le photographe et qui posent pour l’occasion.
Treize adultes, trois personnes âgées, 5 jeunes femmes, 5 hommes, 5 enfants. Cela fait peu d’enfants pour des familles bourgeoises dont l’obsession est la transmission du patrimoine, le code Napoléon en pleine vigueur consacrant l’infériorité juridique, professionnelle et politique des femmes n’ayant été pensé que dans ce but. La Corse du début du XIXème siècle tout comme les pays d’islam sont baignés par les mêmes eaux méditerranéennes.
Mais même si elles sont inférieures par essence aux yeux des hommes, les femmes prennent ici toute leur place.
Si les deux dames âgées tiennent une position faite toute de discrétion pour l’une ou de désapprobation pour l’autre,
il y a une maîtresse des cérémonies – en grande robe à la Monet du Déjeuner sur l’herbe – qui tient le rôle de grand échanson en servant du vin dans le verre d’une autre femme posée à ses pieds.
Celle-ci nous regarde droit dans les yeux, le coude nonchalamment levé pour faire remplir sa coupe. Aux yeux des spectateurs de l’époque il devait y avoir comme un parfum de transgression.
Celle qui est assise tout à côté d’elle est encore plus étonnante. D’une beauté absolument remarquable, elle fait immanquablement penser à la comtesse de Loynes – celle qui ruinait très rapidement ses amants – la maîtresse du cousin de Napoléon III encore au pouvoir en 1866, fière et décidée, son regard fixe intensément l’objectif de l’appareil. Par contraste le militaire qui baisse les yeux sur elle paraît tout intimidé.
Au centre une quatrième femme, plus simplement vêtue, certainement pour profiter au mieux de l’extérieur du parc, s’y fait immortaliser en portant son verre à sa bouche, tout en regardant hardiment le preneur du cliché. Il y a quelque chose des bacchantes chez ces quatre là.
La cinquième à droite, la seule à porter un chapeau, au chignon savamment constitué, d’un apprêt très recherché, trinque avec l’homme à sa droite. Quoi de plus évocateur comme signe d’égalité.
Par contraste les hommes paraissent faire de la figuration, le plus âgé à droite avec un enfant sur les genoux regarde le sol, l’homme au chapeau melon lève timidement son verre, le possesseur du noeud papillon à gauche dissimule son regard sous son énorme panama, le militaire au centre a posé un genou à terre.
Les enfants n’ont pas, eux, l’air d’être à la fête.
Un espace identitaire de la ville : la statue du musicien lorientais Victor Massé de 1887 à 1947
© Collection particulière
Debout pendant 60 ans, la statue du lorientais Victor Massé, Vigie protectrice du Cours de la Bôve de 1887 à 1947
Une société de loisirs en bord de mer à LOrient en 1900
© Collection particulière
Lorient, le casino de la Perrière. Situé au bout de l’actuelle rue du Bout du Monde, ce joli bâtiment donnait directement sur la mer. De plus un ponton permettait de rejoindre Locmiquélic, Kernevel ou Port-Louis.
Naturellement le terme casino sous-entend que les populations pauvres n’y sont implicitement pas invitées. Elles viennent, mais que pour servir de servantes, domestiques, lingères, manutentionnaires, de passeurs à bord des canots ou de passage pour regarder de leurs tous grands yeux un autre monde.
Dans le poème les Effarés, Rimbaud a bien décrit les rapports entre l’aisance et le dénuement.
A genoux, cinq petits, – misère ! –
Regardent le Boulanger faire
Le lourd pain blond.
Ils sont blottis, pas un ne bouge,
Au souffle du soupirail rouge
Chaud comme un sein.
Nous avons donc devant nous, bien calés en avant-plan sur les rochers, les représentant de la middle-class lorientaise.
A gauche, des militaires, catégorie sociale dominante en ce Lorient des années 1900. Tout vit à Lorient par le port militaire et pour le port militaire. Il est créateur massif d’emplois, sûrs et bien rétribués. Cela fait de Lorient une ville très animée, joyeuse, presque toujours en bordée, mais contrôlée parce que militaire. Les officiers en nombre participent de par leur fort pouvoir d’achat à la prospérité de la ville. Les mariages sont courants entre leurs rangs avec ceux de la bourgeoisie lorientaise, celle des propriétaires immobiliers, de ce qui reste des armateurs et des nouveaux capitaines d’industrie que sont les Ouizille banquiers et sardiniers et les Marcesche charbonniers. Les trois militaires en grande tenue à gauche ne sont pas là par hasard. Si la conversation pouvait s’engager avec une héritière ou à défaut avec une agréable veuve, le déplacement aura été rentable.
Leur conception des loisirs en bord de mer n’est pas la nôtre.
On ne vient pas en effet à La Perrière pour se faire bronzer, cela montrerait tout de suite à quelle catégorie sociale vous appartenez, celles et ceux qui sont obligés de travailler en plein air et sont donc brûlés par le soleil. Une seule femme sur cette photographie est très hâlée. Il s’agit de la nounou chargée de garder les enfants. Elle est d’ailleurs socialement isolée tout en étant au centre. Elle est également la seule en costume traditionnel breton. Plus loin au fond à droite, une autre nounou en costume lorientais est présente. Mais elle ne sont pas en repos au bord de la mer, elles travaillent, épargnant aux femmes des classes bourgeoises et aristocratiques la corvée de devoir courir après la marmaille.
On cherche donc avant tout à se protéger du soleil, les hommes par leur képi, melon ou canotier, les femmes par des couvre-chefs divers et variés, l’extrême étant atteint puisque certaines apportent leur parapluie et non leur ombrelle – choix d’accessoire qui traduit un manque de goût certain ou une aisance toute relative.
Les plus aisées sont en retrait près du casino ou sur les terrasses de ce lieu de villégiature.
On ne vient pas à la Perrière pour se faire bronzer ou contempler seul la mer, mais pour la sociabilité. Par sociabilité, il faut entendre tous les codes qui permettent à une société de se rencontrer, de voir et surtout de se faire voir, d’échanger des informations, d’engager des affaires ou de nouer des mariages arrangés. Car arrangés, ils le sont dans leur quasi-totalité. La famille au sens élargie est une entité économique comme les autres dont il s’agit d’assurer la survie pour les moins aisés et la continuité pour les plus fortunés.
Et la sociabilité lorientaise au sens des relations où tout s’échange, tout se conforte dans le miroir que se renvoient les uns les autres de leur réussite sociale, c’est celle de la upper-class lorientaise, celle qui est au pied du casino, sur les terrasses ou à l’intérieur. Ici les coiffes des dames sont plus coûteuses et recherchées, les modistes sont de qualité, pas de faute de goût. Les hommes sont en col cassé avec cravate, ou en frac. Eux aussi sont abrités du soleil par de grands auvents. On y mange avec les amis, on y perd un peu son argent et surtout on y parle affaires.
La construction de la glacière à moins de deux cent mètres décidée par ces mêmes capitaines d’industrie en 1920 pour construire le nouveau port de pêche a été fatale à ce joli petit casino.
Lorient passe d’une ville de loisirs de bord de mer initialement située dans la zone de Keroman à une zone industrielle portuaire synonyme de profits plus conséquents.
Les amateurs de sociabilité dans des espaces balnéaires de qualité vont donc plus loin, à Larmor.
Les bombardements anglais de 1943 ont achevé ce qui fut la première esquisse d’un Lorient ouvert sur la société de loisirs en bord de mer.
Nature et cultures à LOrient, avant 1914
© Collection particulière
LOrient avant 1914. Une période où la nature et la culture urbaine étaient profondément entremêlées.
Nombre d’habitants de LOrient possèdent un jardin autour de leur grande ou petite maison, un jardin partagé s’ils sont locataires. Par nécessité alimentaire un jardinet potager et fruitier pour les plus pauvres souvent issus des campagnes environnantes, un espace floral d’agrément pour les plus aisés.
Une période où lorsqu’on regarde la taille des maisons, la ville était riche de ses entrepreneurs dont nombre d’entre eux et pas des moindres venaient d’ailleurs : l’innovateur industriel social Marcesche venait d’Anjou, la famille des sardiniers Ouizille est originaire de Paris.
Mais c’est aussi une période où la place dans l’échelle sociale se lit instantanément dans les vêtements que portent les adultes et les enfants. Il faut attendre après mai 1968 pour que l’affichage social vestimentaire urbain disparaisse au profit d’une uniformité apparente.
Un espace entre terre et mer : la fin du Bassin à flot au centre de LOrient, avant 1939
© Collection particulière
La fin du bassin à flot au centre ville de Lorient. Au fond à droite, après la place Jules Ferry, le collège / lycée de jeunes filles, avant 1939
Plaisirs de l’eau dans le bassin à flot au centre de LOrient, avant 1892
© Collection particulière
Un quai à gauche, une grande barge à droite, un ponton qui relie les deux, et partout ailleurs de l’eau.
Nous sommes ici à LOrient avant 1892.
Le procédé en couleurs employé est la photochromie – de vraies photos avec des couleurs artificielles travaillées à la main – un procédé très récent puisque breveté par un suisse en 1888, soit quatre années avant seulement. Mais Lorient a toujours été à la pointe de la photographie. Le premier daguerréotype y a fait son apparition en 1842.
Le lieu de baignade est inhabituel.
Il s’agit d’un des ports de LOrient, celui du centre-ville qui s’arrête actuellement au palais des Congrès. A l’époque le bassin de ce port du centre-ville continuait jusqu’à l’actuelle avenue du Faouëdic, donc à la hauteur du Mac Do.
En 1892, il était connu par toutes les lorientaises et lorientais sous le nom de port à flot et constituait le port de commerce de la ville, celui de Keroman n’étant construit qu’un quart de siècle plus tard.
Un quai donc, celui de la fin de l’actuel quai des Indes où accostaient et déchargeaient les navires à voile. La partie située au-delà de la petite guérite est pavée pour faciliter les déchargements, mais la plus proche de nous est simplement constituée de terre nue, signe de la fin du port économique.
Des femmes et jeunes filles en coiffe blanche et en costume breton regardent, fascinées, à partir de ce quai le spectacle – rare – de jeunes corps nus masculins en train de plonger dans l’eau.
En face sur la grande barge en bois, un plongeur qui s’élance , un autre prêt à le faire à ses côtés, un troisième qui va leur succéder. Corps longs, souples et musclés qui attestent d’une familiarité étroite avec le milieu aquatique. Des bouillonnements dans l’eau indiquent que deux jeunes hommes ont déjà plongé.
Pourquoi se lancent-ils dans cet espace liquide où actuellement aucun lorientais ne songerait à y faire ne serait-ce qu’un bain de pieds ?
La réponse est peut-être sur le ponton qui domine la scène. Des hommes – quasi-exclusivement – sont agglutinés à la rambarde pour les observer. Une majorité d’hommes donc, en canotier, une ou deux femmes – des élégantes en ombrelle – tout un cumul d’indices qui montrent que nous en présence de catégories sociales aisées.
Qu’est-ce qui motiverait des jeunes hommes à s’exhiber quasi-nus pour plonger au bout d’un quai de commerce, à la hauteur actuelle du Bellagio ou du Factory Café ?
La présence féminine de jolies toilettes de la high upper class lorientaise ou celle des gracieuses et délicates coiffes des quartiers populaires ?
Ou une motivation au moins égale, celle des pièces lancées par les spectateurs du ponton ?
A la conquête de l’espace aérien lorientais en 1911
© Collection particulière
Un champion hors-normes survole en 1911 le champ dit d’aviation du Faouëdic à Lorient : Edmond Audemars
Edmond, né suisse en 1882, est un compétiteur aux talents multiples. Là où de nombreux hommes seraient heureux d’être champion du monde dans une seule discipline sportive, Edmond Audemars réussit l’exploit d’être parmi les meilleurs dans des sports aussi différents que la bicyclette – champion du monde amateurs -, la compétition de moto dont ses exploits et sa réputation vont en faire son métier comme vendeur en Allemagne pendant une courte période – et l’aviation.
Dès 1910 il passe son brevet de pilote, rendu obligatoire cette année-là. Il est le centième à l’avoir obtenu, Blériot étant le premier et Bréguet le n° 57, sans compter Santos-Dumont, Farman et Morane.
Commence alors une incroyable aventure. Son brillant talent de pilote lui vaut l’amitié de Louis Blériot qui n’hésite pas à s’entraîner avec lui et sur de très belles machines comme la Demoiselle Santos-Dumont.
Une autre rencontre, celle de Roland Garros qui deviendra également son ami, le propulse dans l’univers des meetings aériens en France, mais aussi sur tout le continent européen ainsi qu’aux Etats-Unis. Un univers où on leur offre pour les attirer sur le plan financier des sommes folles.
Lorient est le 24 septembre 1911 un exemple de ces démonstrations où les deux aviateurs Edmond Audemars sur sa Demoiselle Santos-Dumont – un avion de moins de 60 kilos pour 8 mètres de longueur, un moteur bi-cylindre horizontal de 20 ch. – et Roland Garros sur son Blériot rivalisent, devant 60 000 personnes qui ont pu le matin même observer les machines de près, de prouesses en tous genres, maîtrisées par des professionnels n’ayant peur de rien et poussant toujours plus loin leurs limites et les risques, à tel point qu’on les surnomme les Faucheurs de Marguerite eu égard à leurs capacité d’obtenir de leurs machines des voltiges au ras du gazon.
Mais ce ne sont pas des têtes brûlées, tout est professionnellement et inlassablement répété pour limiter au maximum les accidents en cas de prise de risques.
Edmond Audemars ne se contente pas de gagner de l’argent, il veut également inscrire son nom dans l’histoire de l’aviation. Il est le premier en 1912 à réaliser le premier vol aller-retour Paris Berlin en une seule journée. Trois ans plus tard en 1915 il inscrit son nom dans la liste des records en altitude, à 6600 mètres.
Démobilisé la même année, il reprend son métier d’agent puis de directeur commercial , et enfin d’administrateur d’entreprises d’aviation.
Il meurt discrètement à Deauville en 1970, à l’âge de 88 ans, date à laquelle la France commence à ne plus enseigner à sa jeunesse les modèles à suivre de son passé.