2. Des destructions de pierres du vivant de Joseph Mahé

2. Des destructions de pierres du vivant de Joseph Mahé.

Les pierres, d’origine naturelle ou résultant d’une activité humaine ont été soumises avant la parution de l’Essai de Mahé en 1825 à des exploitations diverses qui ont donné lieu à des destructions.

21 Des destructions causées par des amateurs d’antiquités.

Une première cause de destruction est la rapacité des amateurs d’antiquités qui n’hésitent pas à bouleverser la structure des mégalithes pour récupérer les objets précieux, Il a même existé en 1811 une «Société d’exploitation des dolmens pour l’or des dolmens de Locmariaquer et de la région (61) », ce qui en dit long sur l’intensité des fouilles dans les espaces mégalithiques.

Parmi cette foule de chercheurs particuliers, on ne s’embarrassait pas de précautions particulière «On bousculait les monuments en enlevant les pierres de calage des supports ; ceux-ci tombaient, entraînant la chute des tables qui les recouvraient » certains « faisaient même sauter les monuments à la mine (62) ».

Joseph Mahé lui-même relate les méfaits des amateurs d’antiquités : «Dans la même commune, une autre borne attirait l’attention d’un amateur. Il la fit abattre l’an dernier et n’y trouva que des cendres mêlés de charbons. Désormais les curieux peuvent s’abstenir de renverser ces monuments pour les fouiller. Car ils peuvent être assurés qu’ils n’y trouveront que quelques couches de cendres et quelques objets de nulle valeur et de nul intérêt. Faut-il pour si peu de chose troubler le repos des morts ? (63)».

De Fréminville visite en 1814 dans le golfe du Morbihan un site qu’il appelle les Pierres Plates. Il précise que «c’est un dolmen considérable, revêtu de sculptures et de hiéroglyphes druidiques très intéressants, que sa longueur est de 63 pieds, que 14 pierres verticales forment chacun de ses côtés. (64)». Il donne trois exemples de modification de l’environnement mégalithique.

Première modification, c’est que le site était enterré jusqu’au niveau de sa plate-forme et qu’au mois de juin 1813, un archéologue, ancien député nommé Renaud l’avait entièrement dégagé de sa gangue de terre. Pour cela il avait été aidé par une vingtaine de soldats de la compagnie de gardes-côtes cantonnés à Locmariaquer. Deuxième modification, l’ancien député ne s’en tint pas là ; il fait déblayer l’intérieur du dolmen des terres qui l’obstruaient «Il vit que sur la face inférieure que cinq pierres debout étaient sculptées en relief, et très distinctement des ornements et des caractères inconnus.

Les ornements formaient des espèces d’encadrements ovales, les caractères étaient en forme d’anneaux et de de mi-anneaux, quelquefois avec un point au centre. Sur l’une des pierres était une branche de fougères très bien exécutée en relief (65) ». Troisième modification, de Fréminville est revenu en 1816 et il relate «j’ai vu avec douleur qu’il avait été presque entièrement détruit et ses pierres employées à différents usages (66) ».

22 Des destructions causées par la paysannerie locale.

Les pierres sont une gêne pour les cultures, observe Fouquet dans les landes de Lanvaux : «un vaste champ dans lequel des laboureurs traçaient alors des sillons autour de grosses pierres dont plusieurs étaient étendues à plat, et ces laboureurs faisaient passer leurs boeufs et leurs charrues sur ces pierres, pour continuer au-delà des sillons commencés en deçà d’elles (67) ».

Joseph Mahé est un témoin direct de ces destructions pour des raisons agricoles. «A l’île d’Arz, il y avait deux ou trois rangées de Peulvans contigus ; mais il y a quelques années qu’on les arracha et qu’on les brisa en ma présence, et à mon grand regret, pour en délivrer une terre nouvellement défrichée (68)». Visitant Saint-Gildas il rapporte que «La première antiquité que nous trouvâmes nous attrista. C’était un alignement de pierres contiguës qui venait d’être détruit, et nous n’en vîmes que les débris. Malheur aux monuments qui se trouvent sur les terres cultivées ! Tôt ou tard ils auront le même sort (69)».
Les paysans se servent des pierres au pied des sites mégalithiques pour construire ou consolider des murs de séparation ou des habitations qui aboutissent à un profond bouleversement du site.

Le témoignage de Joseph Le Bar de Pleucadeuc exploitant la ferme de la Bourdlaye lors de fouilles faites par le Dr Fouquet à Pleucadeuc est explicite. Il précise qu’en 1861, «ayant besoin de pierres d’un petit volume, de draille, comme on dit au pays, je m’avisai de creuser la terre au pied d’un menhir, dans une pâture située entre la Bourdlaye et le Tertre-Boca. Dès les premiers coups de pioche, je découvris une grande pierre plate que j’enlevai. Sous cette pierre je trouvai une seconde pierre de même dimension ; puis, sous celle-ci, une troisième pierre plate.

Ces trois tables, comme vous les nommez, reposaient sur un mur disposé en rond, composé exactement comme celui que vous avez sous les yeux, et avec la même irrégularité dans la disposition des pierres. Tout l’espace compris entre le mur et le menhir était rempli de pierres et de terre, mais en y piochant, je sentis que je brisais quelque chose ; ce quelque chose était un grand pot de terre contenant des cendres et des charbons. J’achevai de briser ce pot en le lançant contre le menhir, et laissai sur place, cendres, charbons et débris, sans m’assurer s’il y avait des os ou fragments d’os mêlés aux cendres et aux charbons (70) ».

23 Des destructions causées par des entreprises locales.

Les sites mégalithiques font l’objet de destructions importantes au début du XIXe siècle. En témoigne le courrier officiel daté du 6 février 1828 émanant du comte de Chazelles, Préfet du Morbihan, à tous les maires du département «Monsieur le maire, Je suis informé que des entrepreneurs de travaux publics se permettent d’abattre et de briser les pierres monumentales répandues sur le territoire du département, pour les approprier aux ouvrages qu’ils exécutent, et je viens vous inviter à vous opposer formellement à cette destruction des Antiquités que le Morbihan possède (71)». La situation est donc suffisamment grave pour que l’autorité supérieure du département s’en inquiète.

L’année 1825, Mahé, à la fois informé et témoin de ces destructions massives s’était livré à des enquêtes «Un chef d’atelier employé aux travaux de la canalisation de la rivière d’Aoust, m’a avoué que, pour sa part, il en avait brisé trente, qui étaient les uns de superbes dolmens et d’autres de belles Roches aux fées. Le mal est consommé et sans remède (72) ».

Le 26 novembre de la même année, l’abbé Corneille Lotodé écrit au chanoine Mahé pour lui signaler que «L’entrepreneur du monument d’Auray (de la Chartreuse) a marqué un monument celtique au village du Luffant, en Crach, et d’autres à Locmariaquer, pour être transportés à la Chartreuse et à Kerléano…Le pays est si rempli de belles carrières de pierre, qu’il est étonnant que l’entrepreneur ait si peu de respect pour les vieux monuments qui honorent notre contrée (73) ».

Mais c’est l’exemple de la construction du phare de Belle-Ile en mer qui montre que de quelques débitages de monuments, on passe à un stade quasi-industriel.

En 1828 renseigné par le fils du maire de Carnac, Mahé écrit au préfet «Pour la construction du phare, on a détruit plusieurs de ces monuments celtiques qui font honneur au Morbihan. On en a détruit à Crach et à Carnac, et ceux de Belz sont menacés ; ce ne sont plus des craintes, ce sont des faits. Les ouvriers qui font ces dévastations disent qu’on leur a défendu de toucher au grand monument de Carnac, mais que le reste a été abandonné à leurs marteaux (74) ». Une partie des monuments du Néolithique dont la datation remonte à 4000 ans avant J.C. fait désormais partie intégrante du bâtiment religieux de la Chartreuse à Auray ou du phare de Belle-Ile-en-mer.

Cette démarche n’empêche pas l’année suivante les entrepreneurs du phare de Belle-Île de protester par pétition contre la réponse négative qui leur avait été faite par l’administration quant à leur demande d’enlèvement des menhirs d’Erdeven. A toutes les échelles et dans de nombreux sites mégalithiques du Morbihan, ce processus est à l’oeuvre et perdure.

Vingt ans plus tard, sur la commune proche de Pleucadeuc, Cayot-Delambre étudie un ensemble de pierres, le chapeau de la Roche. Il s’agit d’un bloc de pierre de deux mètres cinquante de long, de 60 centimètres d’épaisseur, posé sur quatre pierres. «Lorsque je le visitai, je m’aperçus qu’on venait d’en enlever un éclat et je ne doutai pas que des ouvriers qui construisaient à trois cents pas de là le déversoir du nouvel étang, ne fussent les auteurs de cette mutilation… un éclat qui pesait à peu près 40 kilogrammes (75) ».

Le témoignage de Fouquet en 1864 est sans ambiguïté, les travaux d’origine industrielle participent toujours à la destruction des sites «Entre le bois de Misny, la forêt de Guesno et le bois de Brambien, on ne trouve que monuments détruits…tous ces monuments que l’industrie de notre siècle explore, le marteau à la main, ajoutant des ruines nouvelles à d’anciennes ruines (76)».

24 Des destructions / exploitations massives dues à la construction du canal de Nantes à Brest.

Dans ce contexte, le Haut-Brambien a-t-il été utilisé comme carrière de pierres à ciel ouvert ?
S’il s’agit de mégalithes ce sont des destructions, dans le cas contraire, s’il s’agit de gisements naturels de granites ce sont des exploitations. La catégorie dans laquelle se range le Haut-Brambien appartient à la première selon Mahé, Cayot-Delandre, Fouquet.

Entre le site du Brétin et celui de Saint-Jean de la Bande, il y a un peu plus de deux kilomètres. Cayot-Delambre s’appuie sur le témoignage de Pierre Mahé, un habitant du bourg de Pleucadeuc qui lui sert de guide pour ses prospections dans les landes. Il parle «d’une multitude de pierres excavées. Toutes ces pierres sont entremêlées de menhirs renversés, de dolmens mutilés. Je cherchais quelques-uns des monuments indiqués par l’abbé Mahé ; mon guide m’apprit qu’ils avaient été brisés et enlevés avec un grand nombre d’autres, il y a quelques années, par les constructeurs du canal de Nantes à Brest (77) ».

Mahé avait déjà attiré en 1828 l’attention du préfet sur les travaux qui étaient faits sur la rivière d’Oust, située à un peu plus de trois kilomètres au nord du Haut-Brambien. Ces travaux nécessitaient de la pierre en grand nombre et le site du Haut-Brambien en était fort pourvu. Les destructions de sites étaient suffisamment importantes pour être signalées en haut-lieu.

Contrairement aux sites de Carnac et de ses environs immédiats qui ont été sauvés de la destruction totale par les circulaires d’interdiction ou d’exploitation et les acquisitions successives de l’État, l’intervention de ce dernier dans le périmètre du Haut-Brambien a été plus limitée. Le menhir toujours debout de la Pierre longue a échappé à la destruction par l’action de M. Duportal qui, en gravant dans un but de conservation sur le menhir lui-même l’inscription E.L. Lorois, Préfet 1836, participe de ce processus de protection par les autorités administratives et a ainsi certainement contribué à la sauver.

La conjonction d’un État qui a besoin d’investisseurs et de financiers cherchant la rentabilité maximale (78) ajoutés à la méconnaissance et au non-respect patrimonial des espaces concernés aboutissent à la destruction de très nombreuses pierres dans les landes de Lanvaux et plus particulièrement sur le Haut-Brambien, livré à l’exploitation par des sociétés anonymes et transformé en carrière de pierres à ciel ouvert.

La Compagnie des Quatre Canaux, créée en 1821, une des premières sociétés cotées à la bourse de Paris, obtient du roi Louis XVIII la concession du canal de Bretagne. Le chantier commencé en 1822 se termine en 1842, la voie d’eau de 360 km de longueur comprise entre Nantes et Brest est ouverte à la navigation. Le canal est officiellement inauguré par Napoléon III en 1858.

L’ouvrage nécessite l’emploi de pierres pour résoudre les problèmes techniques (79) liés à la construction des canaux, des biefs, des barrages, des déversoirs, des contreforts, des ponts, etc. Pour répondre aux problèmes de dénivelé, deux cent trente six écluses ont été construites. Elles demandent de forts volumes de pierres pour les bajoyers, parois latérales qui tiennent lieu de mur de soutènement des terres.

Les pierres du Haut-Brambien ont-elles servi en partie à cette utilisation ? Des charrois de pierre partant du Haut-Brambien vers l’Oust distant seulement de quelques kilomètres ont pu permettre leur réemploi dans les écluses des environs. C’est dans l’Essai si décrié de Joseph Mahé que l’on trouve la réponse à ces questions «On brise actuellement ces monuments pour la construction des écluses de Malestroit (80) ». Il appelle à la conscience des décideurs «Parmi Messieurs les ingénieurs ne s’en trouvera-t-il pas un pour s’opposer au vandalisme ? (81) »
Quel a été le degré de destruction ?

Le témoignage de Cayot-Delandre, secrétaire de la société d’archéologie, est important. Il affirme dans son ouvrage qu’il avait vu les choses par lui-même et qu’il n’avait rien négligé pour être exact. Terme que reprend Fouquet (82) pour le décrire en disant de lui que c’était un homme sérieux, un esprit exact et un archéologue infatigable. Il n’y a donc aucune raison de douter de son témoignage qui devient de ce fait fort précieux.

Or que nous dit Cayot-Delandre 25 ans après le début de la construction du canal ? Que les pierres sont toujours présentes en nombre même «s’il est impossible de rendre l’aspect de ces innombrables pierres en désordre, pêle-mêle, debout ou renversées (83) ». Des prélèvements ont eu lieu, mais si les sites ont été bouleversés, il reste assurément de nombreuses pierres, fracassées ou disloquées, sur le terrain. Une autre cause de la disparition massive de ces pierres est à chercher ailleurs.


61  Zacharie LE ROUZIC, Les monuments mégalithiques du Morbihan : causes de leur ruine et origine de leur restauration, Société Préhistorique Française, volume 36, 1939, p. 234.
62  Zacharie LE ROUZIC, op.cit., pp.234 et 235.
63  Joseph MAHE, Essai sur les Antiquités du département du Morbihan, Vannes, Galles Aîné, Imprimeur du Roi, 1825, p. 146.
64  de FREMINVILLE, Antiquités de la Bretagne : Monuments du Morbihan, Brest, 1834, p. 50.
65 Ibidem p. 51.
66 Ibidem p. 51.

67  Alfred FOUQUET, Des monuments celtiques et des ruines romaines dans le Morbihan, Cauderan, Vannes, 1853, p. 20.
68  Joseph MAHE, Essai sur les Antiquités du département du Morbihan, Vannes, Galles Aîné, Imprimeur du Roi, 1825, p. 36.
69  Joseph MAHE, 1825, ibidem, pp. 134-135.
70  Alfred FOUQUET, Compte-rendu de quelques fouilles opérées au pied de cinq menhirs en Pleucadeuc, Bulletin de la Société polymathique du Morbihan, 1864, p. 115.
71  Alexandre GUYOT-JOMARD, L’abbé Mahé, Bulletin de la Société Polymathique du Morbihan, 1892, p. 250.

72  Alexandre GUYOT-JOMARD, op.cit., p. 254.
73  Alexandre GUYOT-JOMARD, op.cit., p. 254.
74  Alexandre GUYOT-JOMARD, 1892, op.cit., p.255.
75  François-Marie CAYOT-DELANDRE, Le Morbihan, son histoire et ses monuments, Vannes, Cauderan, 1847, p.241.
76  Alfred FOUQUET, 1864, op. cit., pp. 63-64.

77  François-Marie CAYOT-DELANDRE, Le Morbihan, son histoire et ses monuments, Vannes, Cauderan, 1847, p. 242.
78 Voir à ce sujet PILLET-WILL, De la dépense et du produit des canaux et des chemins de fer, P. Dufart, Paris, 1837.
79 « Pertuis, biefs et vantelles, les mots des ingénieurs sont les clés de l’étrange beauté du canal, né de la violence froide faite à la terre et là l’eau.. La ville régente la campagne, la raison technicienne élague le règne végétal, Paris quadrille les provinces. Mais l’abandon aujourd’hui de l’ouvrage adoucit sa rigueur. Avec les ans le lichen et la mousse parent de jaune et de vert les pierres les plus grises. » Ar Men, 64, p.40.
80 Joseph MAHE , Essai sur les Antiquités du département du Morbihan, Vannes, Galles Aîné, Imprimeur du Roi, 1825, p.125.
81  Joseph MAHE, 1825, ibidem

82  Alfred FOUQUET, Des monuments celtiques et des ruines romaines dans le Morbihan, Cauderan, Vannes, 1853.
83  Alexandre CAYOT-DELANDRE, Le Morbihan, son histoire et ses monuments, Vannes, Cauderan, 1847, p. 290.

2. Des destructions de pierres du vivant de Joseph Mahé